• Fondation Benjelloun Mezian
  • +34 958 291 306
  • almed@almed.net
l’âme du Maroc

Les oulémas et le pouvoir à Fès

La ville et son université « Ô Allah, Tu sais que je n’ai pas construit cette ville par recherche de brio, par vanité, par désir de renommée ou par orgueil. Mais je voudrais que Tu y sois adoré, que Ton Livre y soit lu et Ta Loi appliquée tant que durera le monde. Ô Allah, guide vers le bien ceux qui hésitent et aide-les à l’accomplir, voile à leurs yeux l’épée de l’anarchie et de la dissidence… ».

On dirait que seule la première partie de l’invocation du fondateur de la ville a été exaucée.

La ville de Fès, héritière d’une tradition séculaire de culture, de richesse et de fierté, ne s’est jamais soumise sans manifester sa résistance, qui varie entre la révolte armée ouverte et l’opposition passive indirecte. La lutte entre le pouvoir central et la « cité frondeuse » comme l’appelle Henri Terrasse, est en fait l’un des traits marquants de toute l’histoire de la ville. Dans un de ses ouvrages, Ezziani consacre tout un chapitre aux dizaines de rébellions et de sièges que Fès à connus depuis les Idrissides jusqu’à l’époque des premiers souverains alaouites en passant par les Almoravides, les Almohades, les Mérinides, les Beni-Wattās et les Sa‘adiens.

Tout au long de l’histoire du Maroc, la ville de Fès s’est identifiée à son université. Cette dernière, gardienne de la tradition, lieu de science et d’autorité comprend un ensemble de mosquées et de médersas où se donnent des cours avec la Qarawiyyine comme centre. L’université se confondait presque avec ses savants et s’identifie désormais au mouvement politique et culturel de la ville. D’ores et déjà, on retiendra que les développements qui suivent, tout en intéressant la problématique générale du pouvoir en Islam, concerne également les divers comportements des oulémas de la Qarawiyyine à travers l’histoire du Maroc. Pour cette raison, il n’a pas été jugé utile de multiplier les exemples spécifiques des cas de savants de Fès dans leurs rapports directs avec le pouvoir politique. Le cas du faqih Guessous est suffisamment éloquent dans ce sens, comme on le verra par la suite.

On peut dire que le style d’Islam qui prévalait dans la société marocaine est celui que les savants de l’époque, par leurs interprétations du Coran et de la Sunna, en ont fait. Car si dans la doctrine de l’Islam – en particulier dans un pays sunnite malikite, ce qui est le cas du Maroc – il n’y a pas d’institution établie (église ou clergé) qui détiendrait le monopole de l’interprétation du religieux ; l’habilité à intervenir dans ce domaine est limitée à ceux qui connaissent la Loi religieuse (‘ilm), ceux qu’on qualifie de Ahl Al-Hāl wal-‘Aqd, c’est-à-dire ceux qui tranchent dans les affaires, en l’occurrence les savants. Ces derniers étaient obligés dans la plupart des cas à s’en remettre à leur propre opinion (ra’y). C’est cette dynamique intellectuelle des savants s’inspirant du Coran et de la Sunna pour élaborer des solutions adaptées aux besoins changeants de la société marocaine, qui a fait des savants - étant en réalité, les seuls habilités à dire ce qui est conforme au dogme - les véritables artisans de l’histoire musulmane.

En théorie, la culture sunnite islamique est articulée autour de la cohésion entre le pouvoir politique et le pouvoir idéologique.

Le pouvoir Il existe une littérature abondante et variée sur la théorie du pouvoir en Islam intitulé le « grand Imamat », par opposition au « petit Imama » qui concerne la direction de la prière.

Selon les principes de la théorie sunnite du pouvoir, le califat est obligatoire religieusement ; l’Imam est indispensable et la majorité des clercs s’accordent sur le fait que le gouvernement ou la manière d’exercer le pouvoir (al-hukm) est une obligation sociale. Il tient son mandat de la communauté qui le désigne par l’intermédiaire des savants (les oulémas) et par serment d’allégeance (la bay‘a).

L’Imam dirige la communauté en se conformant strictement à la loi (chari‘a). Son rôle peut être résumé dans la formule lapidaire : s’engager à appliquer le livre de Dieu (le Coran) et la sunna de son Prophète (hadiths et actions). Il est soumis à la loi, ne possède pas le pouvoir législatif et n’a même pas le pouvoir d’interpréter la loi ou de définir son contenu ; ce pouvoir est laissé aux savants.

Dans les faits, quels que soient les principes et les théories, les gouvernants se reconnaissent, les uns et les autres, des pouvoirs de disposition qui anéantissent presque entièrement les effets de ces principes. Par ailleurs, le lien qui unissait les gouvernants au peuple est un lien de sujétion personnelle.

Le pouvoir était souvent théocratique et absolu.

Au Maroc, cette autorité absolue dans tous les domaines ne s’exercait pleinement que lorsqu’elle s’assurait l’appui des représentants de la loi religieuse que sont les savants. Ces derniers s’imposent aux sultans et fonctionnent tout à la fois comme une limite à leur pouvoir et un contrôle de leur action. Cette situation s’inspire du verset coranique « Ô vous qui croyez! Obéissez à Dieu, obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité ». On peut comprendre par cette expression des détenteurs de l’autorité, ūlu l’amr, les deux classes des gouvernants et des savants.

Les savants La définition du savant est chose difficile, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’une catégorie dont la nature transgresse les limites des groupes sociaux ou socio-professionnels et ne peut être saisie par les critères qui délimitent les classes sociales, les castes ou même les corporations.

Il s’agit plutôt d’un ensemble fragmenté et divisé, sans un esprit de corps ou de groupe conforme à un idéal communautaire. En général, on désigne par savants l’ensemble du groupe dont les membres ne sont équivalents ni en savoir ni en équité. Au sein de ce groupe existe une frange supérieure de « vrais savants » qui constitue une élite de compétence et de savoir digne de cette appellation et une autre plus ordinaire, plus ou moins complaisante et parfois même corrompue.

Ensuite, la référence à l’origine ne suffit pas à situer le savant. Bien qu’ils se recrutent souvent dans quelques familles privilégiées appelées « maisons de sciences » ceci ne constitue nullement la règle.

De même, les savants ont épousé tous les spectres d’activité. Ils étaient fonctionnaires de l’État, juges et enseignants, mais aussi artisans, agriculteurs et marchands. Pendant les guerres, les savants ne se contentaient pas de mobiliser les dirigeants et les masses, ils participaient aussi aux batailles.

Quelles sont donc les caractéristiques qui fondent l’identité de ce groupe ? La compilation des biographies nous permet de déduire une conception du savant à connotation positive. Il est associé à une sorte de conscience saisie du devoir de veiller sur le bien commun, fût-ce à son risque et péril. Cette conception est construite principalement sur une double qualification : d’une part la compétence, ce qui implique la science et d’autre part, l’impartialité, ce qui revient à exclure ceux qui ne prennent pas de distance avec le pouvoir. C’est à partir de ces attributs qu’on peut cerner leur rôle dans la société marocaine. Ce rôle, bien qu’il soit énigmatique est pourtant réel.

Le savoir Ainsi, l’attribut social, indispensable et commun aux membres du groupe, est la science. C’est elle qui unit les savants sans exception, quelle que soit leur origine, arabe ou berbère, citadine ou campagnarde ; c’est le fait de chercher à se conformer aux normes islamiques et le fait d’avoir reçu la même formation orientée à cette fin. À leurs yeux, comme aux yeux de la société, le bonheur suprême ne peut se concevoir autrement que sous la forme de vie du savant : « Celui à qui Dieu veut du bien, il le rend savant dans la religion », en ce sens qu’il lui facilite la compréhension des choses.

La centralité du concept du savoir (‘ilm) dans l’Islam est bien reconnue ; le premier verset du Coran ordonne la lecture qui constitue la clé de la connaissance. Même un orientaliste comme Rosenthal constate qu’« en Islam, le concept du savoir jouit d’une importance sans équivalent dans les autres religions » et ceux qui détiennent ce savoir, « les oulémas », occupent une position éminente. Le mot ‘ilm recouvre deux notions bien distinctes : la science à connotation religieuse qui couvre l’étude, l’interprétation et l’application du texte sacré d’un côté, et de l’autre, le savoir dans sa signification profane qui s’étend à l’ensemble des connaissances humaines, soit les sciences au sens moderne du terme. Ainsi, les savants sont ceux qui ont la religion – la science par excellence – comme spécialité dont ils tirent leur autorité. Ce sont les savants qui soumettent la réalité des situations à des normes tenues pour venant de Dieu, et qui trouvent des compromis.

Que beaucoup d’entre eux présentent leur propre interprétation comme « la position de l’Islam » sur un sujet donné ne doit pas voiler le fait qu’il n’y a pas de position de l’Islam sur la forme et la nature précise d’un État islamique et pour cette même raison, sur presque tout autre aspect de la vie sociale et politique. Il n’y a que des interprétations de textes et d’expériences passées, reflétant des intérêts, des idéaux, et des points de vue différents. On ne peut pas négliger, dans le développement des sociétés musulmanes, le rôle moteur joué par les savants : ces hommes forgés par l’Islam l’ont façonné à leur tour. Etant les seuls habilités à poser la norme grâce à leur savoir, ce sont les savants qui définissent les valeurs et les idéaux moraux qui constituent le style de vie islamique, et par conséquent la nature générale de la société.

L’indépendance Par définition, les oulémas appartiennent à l’élite (khassa), une élite culturelle, seule habilitée à dire ce qui est conforme au dogme. Or, si la science religieuse est l’attribut commun des savants, cela ne veut pas dire qu’ils créent un lien de solidarité entre eux ou qu’ils agissent en fonction de normes sociales déterminées comme un groupe cohérent et structuré. On peut même avancer que la volonté d’autonomie est la règle qui les affranchit des normes de groupe : « Il proclame la vérité et ne craint personne à part Dieu », est la maxime qui revient dans les recueils biographiques des savants. Car, comme nous l’avons vu plus haut, les savants du Maroc constituent une catégorie de personnes sans esprit de corps. Cette absence d’identité en tant que groupe est à l’origine d’une carence d’institutionnalisation, ce qui les rend vulnérables et affecte le rôle qu’ils remplissent et l’étendue de leurs activités dans la société marocaine. À noter toutefois qu’il n’empêche que les savants marocains sont capables de surmonter tous ces obstacles. En période de troubles, ils émergent et apparaissent comme la seule force de cohésion sociale dans la société. C’est d’ailleurs pour ces raisons que nous avons qualifié leur rôle d’énigmatique.

Le rôle Les termes associés à l’idée de la responsabilité des savants, entendue de manière large, sont légion dans les principaux textes religieux islamiques. Plusieurs hadiths peuvent être cités dans ce sens : « Les savants sont les héritiers des Prophètes », c’est-à-dire les seuls guides légitimes de la communauté ; « Les savants sur la terre sont comme des étoiles grâce auxquelles on se guide sur la terre et la mer; si les étoiles perdent leur lumière, ceux qui cherchent leur chemin risquent de se perdre » et « Je préfère le mérite du savoir à celui des dévotions », car selon les savants, si les dévotions comportent un avantage individuel, le savoir est avantageux pour la société. En plus : « Les hommes de science doivent exposer la connaissance religieuse aux foules selon les capacités de compréhension de ces dernières, comme le Coran lui-même le fait d’une manière sans pareille ».

À un premier niveau, la réponse à la question de savoir où se situe la responsabilité des savants se trouve résumée dans la définition de l’érudition par l’imam Ghazali : « Telle était la voie et la tradition des savants : ordonner le bien et interdire le blâmable. Ils ne se souciaient guerre de la puissance des dirigeants. Ils comptaient sur la bénédiction d’Allah pour les protéger, et acceptaient les Lois d’Allah en leur faisant la chahāda quand leurs intentions étaient pures, leurs paroles adoucissaient les coeurs les plus durs. Mais aujourd’hui la convoitise a lié leurs langues et les a rendus muets. Même s’ils parlent, leur discours demeure sans utilité et donc ils échouent. S’ils s’étaient exprimés de manière véridique, et s’étaient efforcés de donner au savoir sa véritable place, alors ils auraient réussi. La corruption des individus est due à la corruption des dirigeants qui eux-mêmes existent en raison de la corruption des savants (car ils ne s’expriment pas à l’encontre de ces dirigeants) et la corruption des savants est due à la soif d’argent et de pouvoir ».

En plus de considérer les savants comme l’incarnation vivante du bien commun, car ils sont censés constituer un rempart contre l’injustice et un refus des transgressions. L’auteur de cette citation insiste sur la liberté de pensée de ces derniers et manifeste un certain mépris pour les savants qui mettent leurs intérêts personnels au dessus des intérêts religieux. Il exprime aussi son scepticisme envers ceux qui visent les postes officiels.

Si nous essayons de cerner de plus près où se situe la responsabilité des savants, nous découvrons qu’elle consiste à veiller au mieux à l’application de la norme de l’Islam : la volonté de Dieu a été révélée dans le Coran et complétée par la Sunna du Prophète et ceux qui avaient la capacité de l’interpréter ; la tâche première des savants consiste donc à incarner et à défendre ce qui leur a été légué : «Les savants sont les héritiers des Prophètes ». Le Prophète Mohammed a passé vingtdeux ans – depuis la révélation jusqu’à sa mort – à expliquer et à répondre à toutes sortes de questions que lui soumettaient les musulmans et d’aplanir la difficulté qu’éprouvent de nombreux croyants à intérioriser les normes de la nouvelle religion, et les savants doivent jouer le même rôle que jadis le Prophète.

L’Islam a élevé l’injonction du convenable et l’interdiction du blâmable au rang de l’obligation ferme. Ce principe exige du savant de rechercher et de dire la vérité à propos de sujets qui importent aussi bien aux gouvernants qu’au peuple. Ce dernier est disposé à suivre les savants, dans la mesure où il s’aperçoit de leur sincérité. En réalité, entre les masses et le savant règne un circuit que je me hasarderais à qualifier de « démocratique », en ce sens que la réputation du savant, et par conséquent ses moyens d’action, ne sont que ce que la société veut bien lui consentir. Il doit les mériter par la compétence et l’impartialité. Aussi, le prestige du savant dépend de sa compétence dans la « chose religieuse » et de sa capacité à encadrer les foules et à les mobiliser, et c’est ce qui est à l’origine de son influence spirituelle et politique et constitue une menace pour le pouvoir. Au début de l’épreuve (mihna) d’Abdessalam Guessous, le sultan Moulay Isma‘īl le condamna à payer une lourde rançon équivalente à vingt quintaux d’argent ; en outre, toutes sortes de tourments furent infligés au savant. L’opinion publique s’était mobilisée autour de cette affaire. En quelques mois, quinze quintaux d’argent furent envoyés au sultan.

« On liquida tous ses biens, lui fait subir divers sévices, vendit ses maisons, ses terrains, ses livres, tout ce qu’il possédait lui, ses enfants, et ses femmes ; puis il fut enchaîné et promené dans un état pitoyable par les rues, les places et les marchés de Fès, cependant qu’un crieur proclamait : qui veut payer la rançon du prisonnier ? Et la foule émue de faire pleuvoir sur lui des bijoux, des pièces d’argent ou d’or, aussitôt confisqués par ordre supérieur, ou escamotés par les gardes».

‘Abdessalam Guessous fut libéré. Quelques jours après son retour, alors qu’il enseignait, il fut arrêté par le gouverneur de la ville de Fès, emprisonné et étranglé le lendemain.

Le sultan alouite Isma‘īl qui régna de 1672 à 1727, a constitué une armée d’esclaves. Le mode de recrutement a soulevé de vives critiques parmi les savants, particulièrement ceux de Fès qui contestaient la légalité du procédé. Ils considéraient l’enrôlement de force des esclaves comme un abus, contraire à la loi islamique, et refusaient leur inscription sur le registre militaire. Pour Isma‘īl, un tel refus était une manière de saper par la base sa politique. Conscient de cette opposition, il essaya à plusieurs reprises de se justifier. Entre le sultan et les savants, une controverse se développa sur une vingtaine d’années. L’abondante correspondance entre les protagonistes, la durée dans le temps de cette correspondance, l’évolution des styles et des tons utilisés par le sultan, le retardement du recrutement des esclaves de Fès à plusieurs reprises, la persécution infligée aux juges de Fès puis l’exécution du savant ‘Abdessalam Guessous, sont des facteurs qui rendent compte de l’ampleur de cette polémique et de son évolution dramatique.

Il existe un sentiment largement répandu parmi les foules, la plupart d’entre elles illettrées, que le Coran devait nécessairement apporter des réponses claires, univoques et définitives à toutes les questions que se sont posées les musulmans depuis l’avènement de la prophétie. Ils vont trouver les savants, les interrogent à propos des questions élémentaires de leurs vies quotidiennes (devoirs rituels, mariage, divorce, héritage, dettes…). Et les savants ne cessaient d’expliquer, commenter et illustrer afin de répondre à ces interrogations. « Il sort recevoir toute personne qui frappe à sa porte pour le questionner et il lui explique longuement et avec fort détail ce qu’il est venu demander jusqu’à ce que le demandeur décide de lui-même de partir ». Ce genre de phrase revient constamment chez le biographe Qādiri pour insister sur l’humilité et la disponibilité des savants. Le savant dépend de « l’opinion publique » qui seule appréciera la façon dont il s’acquitte de sa tâche.

Quant aux gouvernants, le concours des savants s’impose à eux, comme une limitation à leur pouvoir. La tradition rapporte que le Prophète consultait ses compagnons alors qu’il n’en avait pas besoin. À fortiori, la fonction de concertation (Shūra) impose au gouvernant le devoir de consulter les savants et d’accepter leur conseil. Ce sont les savants qui avaient la charge d’établir la bay‘a, l’investiture du nouveau sultan ou de mettre en échec son autorité en proclamant sa déchéance. Ce sont les savants que le sultan consultait à propos des affaires importantes du moment. Ce sont eux qui émettaient des avis fatwas sur les politiques intérieures et extérieures et figuraient ainsi dans tout protocole. Et c’est pour cette raison que le pouvoir politique s’est souvent vu obligé d’adopter à leur égard une attitude pleine de méfiance et d’ambiguïté. Cette dernière se reflète dans cette double intention: conserver et affaiblir dans un même mouvement. Il essaye de les vénérer et de les entourer de soins particuliers, car ils lui sont nécessaires pour légitimer son pouvoir, mais il faut éviter qu’ils ne prennent de l’affluence politique et se transforment en prédicateurs prêts à soulever les foules. Car, que craint le politique sinon la capacité du savant à mobiliser les foules et mener à la révolte. Nous pouvons mentionner à titre d’exemple l’anecdote suivante : Abū al-Hassan as-Sughaiyr ordonna un jour le châtiment de la peine du fouet et l’emprisonnement d’un ambassadeur (andalou) de Grenade pris en flagrant délit de boisson alcoolique. Ces mesures, considérées comme irrégulières à l’égard d’un diplomate, furent la cause directe du conflit qui opposa le sultan mérinide Sulaymān à son vizir ‘Abderahmān al-Wattāsi. Celui-ci ayant donné raison à l’ambassadeur prit des sanctions sévères à l’encontre du juge inculpé, et ce dernier se réfugia à la Qarawiyyine. La foule se mobilisa autour de lui pour le protéger, et l’affaire fut soumise au sultan qui donna raison au cadi tandis qu’il évinça du pouvoir son ministre. Le sultan donc céda, préférant un incident diplomatique à la révolte.

Mais l’intervention des savants ne se limite pas à exprimer leur point de vue uniquement lorsqu’il est sollicité. Ce qui caractérise en premier lieu l’action du savant – qui n’a pour intérêt essentiel que de veiller au respect de la religion de manière à ce que le texte et le contexte se rejoignent – est sa ponctualité.

Il intervient chaque fois qu’il juge que les circonstances l’exigent et son champ d’intervention est sans limite. Dans le cadre de ce travail, nous évoquons principalement le domaine politique mais le savant intervient dans tous les domaines. Sur le plan économique, à titre d’exemple, aucun produit nouveau n’est introduit sur le marché s’il n’est déclaré licite par les savants. Ainsi, vouloir limiter son intervention à des domaines précis est chose inadmissible pour un savant imprégné de cette culture.

En plus, au moment où il s’engage, il refuse d’être d’aucun « parti » au sens strictement politique du terme. Pour les savants, tout se passe comme si l’inféodation à un parti ou un pouvoir impliquait nécessairement une restriction à leur liberté d’appréciation. En principe, ils sont les serviteurs et les avocats de l’Islam et rien d’autre. Ainsi, l’attitude des savants est liée à leurs prises de position individuelle inspirées de la chari‘a et de leur manière de traiter les problèmes auxquels ils sont confrontés.

Ce mode d’intervention ou cette possibilité d’investir en tout moment n’importe quel domaine, y compris le politique, autonomise l’action du savant et le libère de tout esprit partisan. Mais, une fois sa mission accomplie ou le problème résolu, le savant a tendance à s’effacer et ne laisse subsister aucune émanation en mesure d’assumer un vrai leadership politique. Le revers de cette très faible institutionnalisation est l’aboutissement à des pratiques plutôt individuelles. Et ceci confère aux savants un caractère éphémère et les rend vulnérables vis-à-vis du pouvoir politique.

Les fondements de la relation entre le pouvoir et le savoir Abū Bakr Ibn al-Arabi nous fournit une judicieuse description des fondements de cette relation.

Il le rattache à la controverse autour de l’institution califienne et de son évolution. Selon l’auteur, avec la transformation du califat en monarchie, commence la séparation ou la désunion entre princes et savants. Voici comment il décrit un des principaux aspects de cette séparation : « Au début, au moment de la gloire de l’Islam, les princes (émirs) étaient eux-mêmes les savants… Puis les choses ont changé, de sorte que les dirigeants parmi le peuple ont constitué un groupe et les savants un autre ». Et depuis, les princes ont oeuvré pour s’accaparer le pouvoir et éloigner les savants de la politique en cherchant à les confiner dans le domaine strictement privé du culte et du rituel.

Force est de constater que ce penchant des princes à voir la sphère politique totalement délaissée par les savants a réussi, mais seulement jusqu’à un certain point.

Lorsqu’on observe, du point de vue quantitatif, l’ensemble des oeuvres dans différents registres des littératures produites par les savants musulmans, les arts de gouverner ne semblent constituer qu’un savoir accessoire qui ne les inspire guère. L’observance religieuse et la régulation de la vie en société (édification morale : akhlāq, divertissement : ‘āda, …) sont traitées abondamment dans les plus petits détails ; par contre le genre des traités relatifs à la théorie du pouvoir n’a suscité qu’un faible intérêt dans les milieux des savants musulmans. Certes, il y a eu les traités de gouvernement tels les al-Ahkām al-Sultāniya d’al-Mawerdi (m.

1058), as-Siyassa Shari‘a chez Ibn Taymiya, al-Madīna al-fadila chez al-Farabi et la construction théorique d’Ibn Khaldūn. Mais ces ouvrages sont parmi le peu d’ouvrages politiques en définitive.

Les attitudes des protagonistes Les sultans exigent l’obéissance pour deux raisons, l’une traditionnelle et l’autre rationnelle.

En ce qui concerne la première raison, se considérant comme califes, ils insistaient sur le caractère sacré de leur mission et exigeaient l’obéissance telle qu’elle est prônée par le sunnisme.

L’obéissance au pouvoir en place est donc jugée préférable au désordre et à la guerre civile, Fitna, et les sultans s’appuyaient sur le verset des Princes : « Obéissez à Dieu, à son Prophète et à ceux qui ont la charge des affaires parmi vous » ; et les hadiths : « L’obéissance aux Imams fait partie de l’obéissance à Dieu » ; et « Quiconque constatera une attitude répréhensible de son chef, qu’il patiente. Qui dévie de la communauté, meurt d’une mort jahilite c’est-à-dire comme un négateur de l’Islam ». Une telle attitude profite au pouvoir en place et se traduit souvent par la soumission des savants au pouvoir politique.

Ensuite, ils évoquent la raison rationnelle. Leur mission de défendre le territoire de l’Islam en tant que califes ne peut s’accomplir sans l’unité autour du gouvernant. Car sans ces conditions, l’État ne peut pas lutter contre la menace extérieure : la maison de l’infidélité, Dar al-kofr. Le besoin de sécurité et d’ordre dans la société musulmane menacée de l’extérieur est un argument qui a souvent été utilisé afin de faire prévaloir l’acceptation de toutes les formes de gouvernement.

Cette doctrine reconnaît « la loi de la nécessité » qui peut justifier certaines entorses aux principes contenus dans les sources de lois.

Quant aux oulémas, la reconnaissance par la société, que seul un groupe -les savants- est habilité à poser la norme, témoigne du pouvoir du savant et fait de lui une figure d’autorité morale qui investit en puissance tous les champs d’activité dont le politique. Dans ce dernier, le savant se trouve implicitement engagé des deux côtés : celui du pouvoir politique et celui de la société. Il lui incombe de veiller à ce que le souverain gouverne conformément aux principes du Coran et de la tradition. Lorsqu’il s’en écarte, il est du devoir des savants de le rappeler à sa mission pour le bien de la communauté, ceci au nom de certains principes coraniques. Dans ce contexte, on invoque habituellement trois principes : l’ordre du Coran de prescrire le bien et d’interdire le mal (al-amr bi-lma‘ ruf wa-l-nahy ‘an al-munkar), la demande du Prophète d’être de bon conseil (al-din an-naciha) et le devoir de concertation (chūra) sur toutes les affaires. La commanderie du bien constitue le pilier de la religion, c’est la raison pour laquelle ont été envoyés les prophètes. Quant au deuxième point, le prophète a enjoint la communauté de prodiguer le conseil, au point que la religion toute entière y a été assimilée. Or, celui-ci inclut le conseil donné à la communauté musulmane, dont les princes et les gouverneurs. Mieux encore, il a décrété que la forme de jihād la plus méritoire consiste à dire une parole juste face à un despote. Ceci signifie que l’Islam considère que la résistance à la tyrannie et à la corruption intérieure est plus importante encore aux yeux de Dieu que la résistance à l’invasion extérieure. Le texte le plus cité à cet égard est le célèbre Hadith du Prophète : « Celui parmi vous qui voit un mal doit le modifier par sa main ; s’il ne le peut pas, alors par sa langue ; et s’il ne le peut pas, alors par son coeur. Et c’est là le plus faible de la foi ».

Les savants se trouvent dans une position dialectique entre les deux principes coraniques : d’un côté, celui de l’obéissance et de l’autre, celui de la commanderie du bien. Ils veulent d’une part, affirmer leur obéissance à celui qui a « la charge des affaires », et d’autre part, accomplir leur obligation de « commander le bien et interdire le mal ». Or, il est certain qu’en essayant de dégager les caractéristiques du pouvoir exercé par les sultans, on observe que le gouvernement est très loin de l’idéal du califat selon les conceptions fondamentales de l’Islam, et pourtant c’est lui le premier parmi ceux qui ont la charge des affaires à qui les textes demandent d’obéir. Que faire ? La réalité est qu’il n’y a pas unanimité sur l’attitude à prendre. Les savants se partagent en au moins deux camps.

D’un côté, ceux qui, par conviction ou par opportunisme, choisissent l’obéissance et la soumission à l’autorité du gouvernant en tout ce qui plaît ou déplaît. Il serait faux de croire qu’ils sont tous opportunistes, certains font de la préservation de l’unité de la communauté leur principale préoccupation, la considérant comme partie intégrante de la religion elle-même. Selon ces savants, tout peut être légitimé « par crainte que ne se produisent des troubles ».

Ils se tiennent à la solde des sultans pour motiver leur attitude et légitimer leurs moeurs chaque fois qu’il les consultait. Ces savants prêchent l’obéissance au pouvoir en place jugé préférable au désordre. Par ailleurs, certains le font par conviction, sans aucun esprit courtisan.

Cette catégorie de savants a fréquenté les gens du pouvoir, vécu dans leur entourage et travaillé avec eux. Ce genre de savants, opérateurs de légitimation, ont toujours constitué la majorité parmi les oulémas, mais ils ne représentent pas des fractions actives au sens politique du terme.

D’autres optent pour le commandement du bien et l’interdiction du mal, et l’appliquent avec plus ou moins de modération. Ils exercent une lecture responsable et font un effort d’interprétation, pour accorder les enseignements coraniques aux conditions changeantes de la vie. Cette fraction intervient dans les domaines du politique et du social, et fait appel à la masse (‘amma) qu’elle essaie de mobiliser pour rétablir la vie des musulmans sur le droit chemin (chari‘a = voie).

Les savants qui la composent peuvent devenir ainsi « une force indirecte » dangereuse car rivale ; elle dispute à l’État l’incarnation de la religion et la défense de la communauté.

Ces derniers voient si peu, dans la monarchie bâtie par les gouvernants, une autorité où les principes prêchés par le Coran sont observés. Selon eux, le principe d’obéissance envers celui qui détient l’autorité n’est pas absolue, mais il s’agit d’une obéissance conditionnée. Ces savants assument une fonction critique en rappelant au sultan la nécessité d’appliquer la loi ; fixant les limites de sa compétence : le sultan a le devoir d’appliquer la Loi religieuse, mais non d’en définir le contenu.

Ce dernier relève de la responsabilité des savants indépendants du pouvoir et reconnus comme tels par l’opinion générale. Le sultan ne peut être obéi qu’en appliquant les normes de l’Islam. Sinon, on peut donc désobéir sur un point de doctrine, critiquer et prodiguer le conseil, mais on ne peut se rebeller contre le régime.

En résumé, le pouvoir politique a réussi, le plus souvent, à domestiquer certains savants qui chaque fois qu’ils sont sollicités, répondent ce que le sultan veut entendre, légitimant ainsi tous ses comportements.

Par contre, d’autres ne cèdent pas lorsque le pouvoir politique veut les dépouiller de leur pouvoir de censure morale (hisba) basée sur l’obligation individuelle de « commander le bien et pourchasser le mal ». Ces derniers se trouvent dans une situation inconfortable car en présence de deux exigences presque contradictoires : d’un côté l’obligation d’obéissance envers les dirigeants par crainte de déstabilisation qui inhibe, et de l’autre, celle de commander le bien, qui implique le changement. Ce dilemme est à l’origine de l’épreuve (mihna) des savants musulmans lorsqu’ils s’opposent au pouvoir.

C’est donc dans ce genre de confrontation entre des souverains tout puissants et l’attitude des savants qu’on trouve des cas de « désobéissance passive », étant donné que le soulèvement violent contre les gouvernants est proscrit ; c’est là que réside l’épreuve (mihna).

Dans la littérature arabe, les mihan (pluriel de mihna), oeuvres à tonalité épique, constituent un genre littéraire qui renvoie aux souffrances endurées par les savants en narrant leur résistance mythique face aux supplices qu’on leur a infligés : fustigation, confiscation des biens, exil et exécutions.

Le héros de l’épopée est un savant qui affronte un pouvoir politique qui s’acharne à tenter de l’empêcher de poursuivre sa quête de vérité.

Ainsi, tout au long de l’histoire du pays, on peut constater le genre de rapports que les deux protagonistes –savants et gouvernants– peuvent entretenir. Selon la conjonction de plusieurs facteurs, en l’occurrence les conditions politiques, sociales, culturelles particulières, et les tempéraments individuels à la fois des savants et des gouvernants, ces rapports se manifestaient sous forme de dialogues et de consensus intellectuels et moraux suffisamment solides pour assurer, bon gré mal gré, la cohésion nécessaire du pays. Comme ils peuvent apparaître sous forme de luttes et de confrontations, qui aboutissent à l’épreuve (mihna) telles celles d’Ibn Rochd et d’Abdessalam Guessous qui consacre la victoire du politique prenant l’ascendant sur les savants et les soumettant à sa domination ; mais l’inverse aussi se produisait- quoi que plus rare-. Nous pouvons mentionner à ce propos, que le dernier sultan mérinide ‘Abd al-Haq fut destitué par le cadi al-Weryaghli qui souleva la population de Fès contre le roi déchu. Et n’oublions pas la destitution du sultan alaouite ‘Abdelaziz (1894-1908) par les oulémas de Fès dont un certain Mohamed al-Kettani.

Ainsi, on peut affirmer que, tant l’absolutisme du pouvoir que sa contestation, par certains savants de la ville s’inscrivent dans la même réalité marocaine. Chaque fois que le pouvoir a dégénéré en oppression, l’opposition politique au nom de l’Islam a constitué une tradition de l’histoire marocaine. Chacun – des détenteurs du pouvoir comme des dépositaires du savoir – fait de l’Islam son cheval de bataille, et trouve dans le texte coranique et les paroles du prophète des arguments pour soutenir son point de vue.