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l’âme du Maroc

Le Festival des Musiques Sacrées du Monde

Tout amoureux de Fès sait que, pour apprécier à sa juste valeur cette ville-mère, il lui faut gravir les collines où, dans la paix du soir, les tombes de la nécropole mérinide reçoivent un dernier rayon de lumière. En contrebas, il verra s’élever dans l’air transparent les fumées bleues de la vie domestique, tandis que luisent encore au crépuscule des toitures aux tuiles vertes et vernissées, signes de bâtiments officiels, au milieu d’une lente coulée de vieil argent. Jusqu’à lui viendra alors l’appel du muezzin. Pour peu qu’il sache se repérer, il distinguera le lieu majeur, le lieu emblématique de son émotion : la Qarawiyyine.

Vieille de plus de onze siècles, il s’agit de la plus ancienne université musulmane. Toutes les disciplines y sont enseignées. Dans cet écrin du savoir, se sont conjuguées avec harmonie la foi et la raison, selon la pensée d’un Avicenne, d’un Averroès et d’un Maïmonide. La merveille, c’est que la Qarawiyyine continue à recevoir des étudiants et à les former.

Sont passés par elle, faut-il le rappeler ? Maïmonide, médecin et philosophe juif, qui y enseigna et qui profita de son séjour à Fès pour rédiger un de ses ouvrages les plus célèbres de culture talmudique, et probablement aussi Gerbert d’Aurillac le futur Pape Sylvestre II de 999 à 1003, enfin l’immense Ibn Arabi.

Le choix n’est pas innocent. Il résume à lui seul la vocation spirituelle de cette ville-monde. Il est évident que d’autres personnalités éminentes ont séjourné entre les murs de la Qarawiyyine. Mais ces trois-là, chacun représentant une branche du monothéisme abrahamique, sont là à jamais pour exalter le dialogue entre les hommes et dire la nécessaire alliance avec Dieu.

Ce bel et noble héritage, trait de feu qui traverse le temps des hommes, porte un nom : Idris, descendant du Prophète – la Paix sur lui ! – , fondateur de Fès et auteur de la prière que voici : « Ô Allah, Tu sais que je n’ai pas construit cette ville par recherche de brio, par vanité, par désir de renommée ou par orgueil. Mais je voudrais que Tu y sois adoré, que Ton Livre y soit lu et Ta Loi appliquée tant que durera le monde. Ô Allah, guide vers le bien ceux qui hésitent et aide-les à l’accomplir, voile à leurs yeux l’épée de l’anarchie et de la dissidence… » Est-ce un hasard, à supposer que le hasard existe ? En tout cas, cette admirable prière, toute d’humilité et de ferveur, peut se lire à l’entrée de Dār Tazi, où siège la Fondation Esprit de Fès qui gère notamment le Festival des Musiques Sacrées du Monde. Elle est inscrite sur des carreaux de céramique. Une modeste lampe l’éclaire, la nuit venue, tel un appel ou un rappel.

Ni « par recherche de brio », ni « par vanité », ni « par désir de renommée », ni « par orgueil » : ainsi naquit, s’éleva et se développa, dès l’aube du IXe siècle, la ville-mère par excellence, la ville-monde, la capitale spirituelle du Maroc, à propos de laquelle Titus Burckhart écrivit, résumant de la sorte ce que ressent tout amoureux de Fès : « La ville venait à ma rencontre comme si elle surgissait de mon âme… » Le temps des hommes ne vaut que par le temps de Dieu. Voilà pourquoi, au moment où Fès se préparait à célébrer le douzième centenaire de sa fondation, Mohammed VI, en parfaite fidélité envers le roi Idris et comme en écho à sa prière, fit connaître par de hautes paroles ce qu’il en était du temps de Dieu : « Que cette ville – à laquelle Nous vouons une affection toute particulière – abrite le Festival des Musiques Sacrées du Monde, cela n’a assurément rien de fortuit. Car, hier comme aujourd’hui, la musique ne peut se hisser vers les sommets, par ses mélodies, que dans un espace où l’homme puisse se défaire du matérialisme qui le plombe, pour voguer allégrement dans la félicité de la foi et la passion de l’absolu, et pour vivre, dans leur plénitude et toute leur profondeur, les particularités dont Dieu l’a gratifié, et qui s’agrègent ensemble dans la spiritualité ».

Cette déclaration eut lieu au Musée Batha. Cet ancien palais qui servait autrefois aux audiences royales fut transformé en 1915 en musée des Arts et Traditions et décrété monument historique en 1925. C’est sous son chêne plusieurs fois séculaire que se tiennent, le matin, les Rencontres, et, l’après-midi, les concerts.

Par delà les artistes, les écrivains, les journalistes et les festivaliers qui écoutaient ces paroles d’ouverture, il est évident que, prenant appui sur les innombrables générations qui, de siècle en siècle, avaient peu à peu forgé le peuple marocain, le Souverain s’adressait à ses contemporains : « Il existe, précisait-il, une relation dialectique entre le sacré et le moderne. Sans interaction avec le moderne, le sacré serait un corps embaumé et figé. De même une modernité qui ne s’appuierait pas sur le sacré resterait sans âme… » « Ô Allah, s’écriait le roi Idris, guide vers le bien ceux qui hésitent et aide-les à l’accomplir… » Comment ne pas voir en ces mots si simples et si brûlants la trame même des propos de Mohammed VI ? Quelques instants plus tard, le Roi semblait répondre : « En faisant sien un Islam médian et modéré, alliant la logique de la raison et la lumière de la foi, le Maroc a su rester, à travers les âges, un lieu de rencontre des civilisations et de convergence des cultures… » L’essentiel n’est-il pas dit ? Devant cette pensée si souveraine et si élevée qui reflète à merveille l’âme marocaine et le destin de Fès, pensée que le Festival a à tâche de mettre en musique chaque année, il va de soi que se met en place, édition après édition, « un projet de civilisation qui s’inspire du passé tout en inventant l’avenir ». Cette année même, alors que le thème général de cette dix-huitième édition était le réenchantement du monde, on s’interrogeait : « Peut-on considérer aujourd’hui que le mur de la raison pure, auquel s’adosse le modernisme, se fissure et menace de s’effondrer ? » Poser la question, c’est y répondre.

En vérité, Fès est l’héritière de Cordoue. Tout dans son histoire la plus lointaine comme dans le présent le plus immédiat la prépare à ce rôle de médiatrice et de coordinatrice. De toutes parts, chacun sent monter une intolérance faite d’ignorance, de refus et de repli. Le moment est venu de recréer une Andalousie qui verrait les religions et les cultures, chacune préservant sa singularité, s’allier dans une même soif de beauté. Avec « beau » et « bon », les anciens Grecs avaient formé un seul mot. Ne serait-il pas souhaitable de le reprendre et d’en faire le symbole d’une nouvelle renaissance ? C’est pourquoi l’Andalousie sera le thème général du Festival et des Rencontres en 2013.

C’est dire que la Fondation Esprit de Fès ne cesse d’être attentive aux grands événements qui affectent le monde et qui infestent les coeurs et les âmes. Alors que le Festival a été créé en 1994 et les Rencontres en 2001, ils ont eu très vite à répondre à la guerre du Golfe et à l’attentat du 11 septembre 2001. À l’idéologie du supposé « choc des civilisations », ils ont su opposer, par la fusion amoureuse de musiques venues du monde entier et par des débats fraternels où se retrouvaient les meilleurs esprits de l’heure, la patience et la hauteur d’une universalité bien comprise. Rien d’étonnant à ce que l’ONU ait désigné le Festival de Fès comme l’un des événements culturels majeurs en ce qu’il a contribué, de manière exceptionnelle, au dialogue des civilisations. Rien d’étonnant, non plus, à ce que le Festival se soit développé à l’international. Ainsi, aux États-Unis, a été fondée l’organisation Spirit of Fès Inc., qui propose tous les deux ans une réplique du Festival et des Rencontres de Fès dans vingt villes américaines. Sans compter que de nombreuses villes européennes, telles que Milan, Turin, Barcelone, Séville, Murcie ou Madrid, soient devenues des relais de l’Esprit de Fès, prolongeant de la sorte le message spirituel du Festival et des Rencontres.

Rabindranath Tagore, le grand poète indien eut ce mot : « La musique remplit l’infini entre deux âmes ». À quoi semble faire écho un traité afghan de musique : « Quand plusieurs personnes chantent ensemble, les harmoniques de leurs âmes se rejoignent pour former une trame aussi chatoyante qu’un tissu de soie ».

Pour apprécier ce tissu de soie, il faut assister, la nuit venue, à un des spectacles qui se produisent à Bāb Makina, puis, emporté par la musique, lever les yeux au ciel et se laisser dériver parmi les étoiles. Si, appliqué à la très spirituelle cité, le mot n’était pas impie, on pourrait dire que de tels instants sont « magiques ». Parmi les chants et les danses, dans le chatoiement des couleurs, dans cette vie qui s’exprime sur scène aux confins du rêve et de la réalité, le Maroc tout entier déploie ses sortilèges, joue de ses charmes, pays de très vieille et très noble civilisation, vouée à Dieu, dévouée au Prophète – la Joie sur lui ! – et tournée vers le développement intérieur de chacun.

Pour se convaincre de cet humanisme-là, il suffit de courir à Bāb Boujloud dès que la soirée se termine à Bāb Makina. Là, sur cette esplanade à laquelle on accède par une porte décorée de céramique émaillée, bleue d’un côté et verte de l’autre, des chants soufis s’élèvent, qui modulent avec amour le Saint Nom d’Allah. Là encore, il faut se laisser emporter en ces contrées où l’infini s’accorde enfin avec le fini dans un abandon à soi-même autant qu’à Dieu. Qui n’a pas assisté à ces réunions où l’art le plus pur est dédié à la prière ne saura jamais ce que signifie l’Islam, ce lieu idéal de la paix intérieure, telle que le soufisme l’enseigne et la pratique dans les Confréries qui se partagent le Maroc.

Il faut conclure. Nombreux sont les festivals de musique de par le monde, et même de musique sacrée. Aucun de ceux-ci ne se peut comparer à celui de Fès. À notoriété mondiale égale, il convient de se tourner vers Bayreuth, où l’on célèbre Wagner, vers Aix-en-Provence, où Mozart est chez lui, pour ne citer que ces deux manifestations-là. L’esthétique y domine ; rarement, l’éthique. À Fès, au contraire, et c’est tout l’enjeu, on vient enrichir son âme et son esprit. Par là, il est loisible de constater que le Festival des Musiques Sacrées du Monde, conforté par les Rencontres de Fès, offre des concerts, des spectacles, des rencontres de troisième type. Au vrai, fidèle à elle-même et à la prière de Moulay Idris, Fès ne cesse d’inventer l’avenir.