• Fondation Benjelloun Mezian
  • +34 958 291 306
  • almed@almed.net
l’âme du Maroc

La culture de Fès, entre savoir, spiritualité et modernité

Fès porte aujourd’hui deux titres prestigieux, celui de capitale spirituelle et savante du Maroc, et celui de patrimoine de l’Humanité. Elle a été la première ville au Maroc à avoir été classée, depuis 1981, par l’UNESCO, patrimoine universel.

Un statut exceptionnel, lourd à porter, qu’elle a acquis grâce à son histoire, mais aussi à son rôle et à sa contribution dans la fabrication d’une culture marocaine, voire d’une culture berbéroarabo- musulmane, riche et symbolique. Statut qui va encourager ceux qui écrivent sur l’histoire de Fès, aujourd’hui, à reprendre à leur compte les descriptions idylliques que nous ont laissées les sources traditionnelles.

En effet, sur près de douze siècles, et sous six dynasties successives, Fès s’est forgé une renommée que seule Marrakech lui dispute. Ses atouts sont nombreux. Reconnue, comme la ville du savoir, de la sainteté et de l’Université Qarawiyyine, Fès a bénéficié de sa position politique, comme capitale, sous plusieurs dynasties, de la diversité et du renouvellement de ses populations et des influences qu’elle a reçues tout au long de sa longue histoire.

Sa Grande Mosquée-Université, la Qarawiyyine et ses médersas, lui ont permis d’avoir un rayonnement et un impact sur l’Occident musulman et peut-être même sur le Machreq, que peu de villes peuvent s’enorgueillir d’avoir eu.

Carrefour de civilisation entre l’Andalousie et le Machreq, d’une part, l’Andalousie et l’Afrique d’autre part, Fès allait animer des échanges culturels de savants, de livres et d’idées. Les lieux de savoir et de spiritualité qu’elle abrite encore aujourd’hui ont contribué à modeler sa culture. Certains historiens vont jusqu’à considèrer que ses qualités d’ouverture et de partage lui ont assuré une place dans l’universalité, et que les apports qu’elle a reçus, les savoirs qu’elle a enrichis et redistribués lui ont donné la maturité d’une ville historique.

Sans céder à la tentation de présenter un tableau idyllique de l’histoire culturelle de Fès, comme nous y invitent avec insistance les textes anciens et les textes actuels, nous sommes forcés d’admettre que la place de la ville dans les sources de l’histoire du Maroc, voire du monde arabo-musulman, reste importante. Les index bibliographiques sur Fès, qui fleurissent par ci par là, montrent à quel point la ville a intéressé les chroniqueurs et les historiens.

Fès a été objet d’écriture comme aucune ville ne l’a été. C’est surtout à l’époque mérinide que Fès allait attirer les chroniqueurs. Le Qirtās d’Ibn Abī Zar‘, le Zahrat al- s d’al-Djaznaï, les textes d’Ibn al-Ahmar, d’Ibn Marzūq, d’Ibn Khaldūn et tous les ouvrages biographiques, les tarajims ou mêmes les rihlats, les registres des ansabs, insistent tous sur la place culturelle prépondérante de la ville. Ils nous montrent comment la ville a vu passer des savants en quête de reconnaissance, des étudiants assoiffés de savoir et des princes mécènes, bâtisseurs de lieux de savoir et de prières. Tous ces textes sont pratiquement d’accord pour considérer que la ville, semble avoir atteint son apogée au XIVe siècle. Les princes mérinides ont en fait une cité où il faisait bon vivre. Les commerçants y venaient pour le négoce et les savants en quête de savoir (ilm), de sagesse et de piété mais aussi pour jouir de la rencontre d’un savant ou d’un maître spirituel.

Les cercles d’études et séminaires y étaient ouverts très tôt. Des Ijaza (licences) y étaient distribuées chaque année, voire chaque saison, dans son université et dans ses médersas. La Qarawiyyine, que ces textes nous présentent comme l’Université de l’Occident musulman, offrait tout un panel de savoirs, du fiqh à l’astrologie, à la médecine ; les médersas, selon ces mêmes textes, complétaient cette offre en la diversifiant, au grand bonheur de ses oulémas et de ses talabas.

Les livres hagiographiques du XVIe siècle, comme ceux d’Ibn al-Qādi, la Jadwat, ou d’Ibn Askar, la Dawhat, montrent clairement que les deux grandes institutions ont ainsi participé à construire une culture, certes, arabo-islamique, que Fès partage avec les villes du Machreq, mais aussi une culture spécifique, empreinte de religiosité et de spiritualité que les fuqahas vont appeler le ‘amal al-Fāsi. Il s’agit d’une approche culturelle adoptée par les oulémas de Fès pour appliquer les préceptes de l’Islam. Une façon comme une autre de souligner l’exception que représentait la culture que l’on peut aller jusqu’à qualifier de « fassie ». Les écrits d’aujourd’hui, les chroniques comme les livres destinés au grand public, continuent à faire vivre cette tradition qui consiste à donner de Fès cette image d’Épinal de grande cité de la culture. Même si, confrontée aux nouvelles donnes mondiales la culture de Fès cherche à s’intégrer dans une mondialisation qui prône la culture du partage et de la tolérance, utilisant des instruments universellement adoptés comme le savoir traditionnel, l’approche académique, mais aussi les pratiques artistiques comme la musique, le théâtre, le cinéma et les rencontres de toutes sortes. Retracer l’histoire de la fabrication de cette culture serait une entreprise longue et difficile. L’espace que nous offre cet article ne le permet pas. L’ambition de ce texte ne peut donc être que limitée. Son objectif est plus de rendre compte de la richesse et de la diversité de la culture de Fès. Et cela ne peut se faire sans prendre en considération la dimension chronologique. Car pour comprendre la culture de Fès, et la situer dans son vrai contexte, il faudrait revenir à ses origines spirituelles où les mosquées, les mausolées, les routes et les réseaux ont joué un rôle de premier plan. Pour ensuite passer en revue les différents savoirs sur lesquels elle repose, et les influences dont elle a fait la synthèse. Pour finir enfin, il faudrait chercher dans les manifestations contemporaines de la culture de Fès, les prolongements de son passé, mais aussi les résultats de son ouverture sur la modernité.

La culture des mosquées et des mausolées

L’une des principales caractéristiques de la culture de Fès est certainement sa profonde religiosité. Le sacré y est un élément clé. Ville musulmane depuis sa fondation, elle a construit son savoir et sa culture, pour et par son appartenance à l’Islam. La mosquée et plus tard le mausolée, vont être les premiers lieux dans lesquels la culture de Fès allait éclore, pour ensuite se développer.

Ce qui explique que dès sa fondation, en 808, et dès les premières années de son existence, Fès allait mettre en place ses premiers lieux de prières, qui deviennent rapidement les premiers centres à accueillir sa toute nouvelle culture.

La dynastie des Idrissides qui a fondé la ville et en a fait sa capitale, a, en effet, dès le début, mis en place les lieux d’accueil d’une culture berbéro-arabo-musulmane, en construisant les premières mosquées, et en encourageant les échanges avec les grandes métropoles du savoir de l’époque, Séville, Cordoue, Kairouan, Le Caire, Damas et Bagdad, offrant ainsi à cette nouvelle culture des réseaux culturels florissants.

Ainsi dès les premiers siècles, les mosquées vont constituer la priorité des politiques des premiers princes idrissides .Les traditions orales et écrites, rapportées par toute une littérature, évoquent les deux premières mosquées, al-Achyakh et Chorafa, comme des jalons d’une histoire, et soulignent que la Qarawiyyine et le Jāmi‘ al-Andalous ont été construits, en 245 H. / 857 J.C, grâce au financement des deux soeurs Fatima oum al-Banūn , et Miryam, filles toutes les deux d’un faqih émigré de l’Ifriqya , sûrement de Kairouan, Abū ‘Abdillah Mohamed ibn ‘Abdillah al-Fihri.

Le nombre de mosquées n’a fait que se multiplier, avec les Almoravides puis avec les Almohades. Au XIIe siècle, le muchrif de la ville, Surintendant des finances almohade, dénombrait déjà à Fès, 758 mosquées, 42 salles d’ablution. C’était autant de lieux de prières que de lieux de culture et d’hygiène. Ainsi, lorsque les Mérinides arrivent au pouvoir au XIIIe siècle, et surtout à leur apogée, au VIIIe siècle H. / XIVe siècle J.C., Fès va disposer d’une infrastructure culturelle inégalable. Aux nombreuses mosquées sont venues s’ajouter, dès le XIIIe siècle, d’autres lieux de savoirs et de culture, les médersas qui vont attirer des oulémas de toutes les contrées musulmanes. Ces médersas vont venir soutenir cette infrastructure culturelle, contribuant à élargir le cercle des clients potentiels de cette culture, pour englober les artisans et les commerçants, surtout ceux de la Qissarya.

À partir du XVe – XVIe siècles les mausolées prennent le relais pour fixer une culture soufie en expansion. La zaouïa devient un centre de spiritualité, mais aussi un lieu où était dispensé le savoir dans toutes ses composantes. La zaouïa d’Abū al-Mahāsin, qui s’était implantée dans la ‘adwat al- Andalous, montrera l’exemple.

Dotée de tous ces lieux d’accueil, et jusqu’au XVIIIe siècle, Fès devient un véritable pôle culturel de l’Occident musulman. Ce n’est que vers la fin de ce même siècle et pendant tout le XIXe siècle que la ville perdra une partie de son prestige. La culture à Fès connaîtra le sort qu’a connu toute la société de l’époque, et va ainsi entrer dans une période de recul. Seuls les réseaux qu’elle a développés durant les siècles de prospérité résistent et vont contribuer à sauvegarder quelques unes des caractéristiques de sa culture.

La place de Fès dans le réseau culturel de l’époque

Fès a développé, très tôt un véritable réseau de routes et d’échanges avec les principales métropoles culturelles. Ainsi, au fur et à mesure que la ville se dotait de structures pour abriter et organiser l’accueil du savoir, des réseaux se sont mis en place pour le redistribuer.

Deux réseaux vont permettre à Fès de consolider sa place de capitale culturelle : le réseau des villes universitaires arabo-musulmanes et le réseau local des zaouïas et des mausolées que les deux tarīqa, Jazūliya et Qādiriya, vont implanter sur l’ensemble du Maroc et du Maghreb.

Dès sa fondation, et durant toute la période almoravide, almohade et mérinide, des liens vont se tisser avec les principales cités d’Andalousie: Cordoue, Séville, Tolède et Grenade, et d’autres avec les cités du Maghreb central et de l’Ifriqiya, comme Tlemcen, Bejaia, Kairouan, Sfax et d’autres enfin avec le Machreq : Le Caire, Alexandrie, Damas, Bagdad, Médine et La Mecque. D’autres liens enfin se mettent progressivement en place avec l’Afrique sub-Saharienne : Tombouctou, Djenné, Gao.

Partageant la même religion et la même langue, toutes ces villes recevaient des oulémas de Fès, leurs copistes recopiaient leurs écrits et répercutaient les échos de leurs débats. Fès servira à tous les lettrés de ces contrées de tremplin, et de centre où ils viennent défendre leurs idées. À titre d’exemple, citons le cas d’al-Maghili lorsqu’il était venu lancer le débat sur sa fameuse théorie qui prônait la destruction des synagogues, au XVe siècle et qui avait fait beaucoup de bruit, mais qui n’avait pas trouvé d’écho favorable auprès des savants de Fès. Il en fut de même lorsque Ibn Abī Mahali était venu de la Saoura plaider pour l’apparition du Mahdi, fin du premier millénaire de l’Hégire. Des colloques et séminaires étaient organisés à Fès au temps des Sa‘adiens sur des sujets de théologie, comme le ikhlass, ou de fiqh, comme la réfutation de la zakkat, le ‘urf (coutumes), les questions du ‘amal, ou la safqa (la licitation).

À partir du XVIIe siècle, et comme le souligne Mohamed Larbi al-Fassi dans son livre Mumti‘ al-Asma‘ (le plaisir des sens), un réseau de zaouïas et de mausolées se rattachant toutes à la voie soufie jazūlite couvrant tout le pays, dans un premier temps et s’étendant jusqu’au Machreq et en Afrique subsaharienne dans un second, allait mettre la ville au centre d’une animation mystique jamais égalée. Des personnages, comme Abū al-Mahāsin al-Fassi, le cheikh de la zaouïa al-Fassia, vont devenir de véritables arbitres dans une culture ouverte aux influences soufies. Au XVIIIe siècle un autre mouvement soufi va relayer et renforcer le premier. Il s’agit de la tarīqa Tijāniya, qui aura pour centre Fès, et qui étendra son influence jusqu’au Sénégal. Fès devenait alors le lieu de pèlerinage des populations d’Afrique subsaharienne.

Les routes du savoir et de la spiritualité

Les phénomènes culturels que Fès a développés vont animer de véritables routes du savoir et de la spiritualité. La plus ancienne de ces routes était celle reliant Fès au Machreq, passant par Tlemcen, Kairouan, Le Caire et remontant vers Bagdad, al-Koufa ou vers Damas.

Lorsque les villes d’Andalousie s’étaient développées et que leurs oulémas devinrent célèbres, les routes reliant Fès au Machreq s’étaient alors prolongées vers Almeria, Cordoue, Séville, Grenade, Tolède. La route qui rattachait l’Andalousie à Fès s’est développée avec les Omeyyades d’Andalousie, les Idrissides, puis les Almoravides et enfin les Almohades. Cette route est en fait très ancienne. Elle a commencé à être fréquentée, pratiquement au lendemain de la fondation de Fès au II siècle H. /IXe siècle J.C. Elle s’est affirmée avec la construction et le développement de la Qarawiyyine, devenue entre temps une grande université. Des savants andalous, maghrébins et du Machreq l’ont empruntée. Les plus célèbres furent Abū al-Hassan Chadili, al-Qādi Ayād, et bien d’autres.

Au XIe siècle, al-Bakri, au XIIe, le géographe al-Idrissi et Maïmonide, le savant juif, ont amené par cette route le savoir andalou à Fès et au Machreq. Cette même route va se perpétuer avec les Mérinides pour devenir le cordon ombilical par lequel passait toute culture, tout savoir et toute célébrité. Ainsi au XIIIe et surtout au XIVe siècle, Ibn al-Khatīb, Ibn Khaldūn, al-Maqqarī, et quelques uns des grands savants de l’époque mérinide l’ont suivie. Ces trois oulémas, ont donné à cette route ses lettres de noblesse, réunissant les deux rives du Détroit et se lançant à la conquête des universités du Machreq, comme al-Azhar.

La seconde route du savoir qui avait contribué à faire de Fès le carrefour culturel entre l’Andalousie au Nord, le Machreq à l’Est et l’Afrique Sub-Saharienne au Sud, empruntait, dans sa partie sud, deux directions :

  • Fès, Sijilmāssa puis Tombouctou
  • Fès, Marrakech puis Gao et enfin Tombouctou

De nombreux oulémas l’ont suivie. Le plus célèbre d’entre eux était Ahmad Baba as-Sūdani.

Au XVIe siècle, à l’époque d’al-Mansūr, des manuscrits étaient échangés entre Fès et les grandes cités du Soudan. Des imams et des oulémas avaient accompagné le retour de l’armée sa‘adienne, après la conquête du bilād as-Sūdān. Le plus célèbre d’entre eux fut justement Ahmad Baba as- Sūdani, l’auteur du Tatrīz addibāj.

La troisième route, est celle de la caravane annuelle du Hajj, le Rakb al-hajj qui empruntait soit la route terrestre, soit la route maritime.

La voie terrestre suivait l’itinéraire de la première route, joignant Fès à Tlemcen, Bejaia, Kairouan, le Caire, Alexandrie puis La Mecque et Médine.

De nombreuses relations de voyages, ou rihlats ont décrit cette route et montré comment les oulémas, les fuqahas et les soufis fassis accompagnaient les caravanes, donnaient des séminaires en cours de route, achetaient des livres pour les ramener à Fès sur le dos des mulets et des chameaux. Al-‘Ayāchi, rapporte dans son livre ar-Rihla al-‘Ayachiya (ma‘ al-mawa‘id) que lui-même avait acheté de nombreux livres et qu’il avait rencontré de nombreux savants, faqih et marabouts.

À travers ces itinéraires, Fès était le point de rencontre du Rakb al-hajj du Soudan et des nombreuses régions du Maroc. Ce phénomène annuel animait la ville pendant des jours, avant le départ du rakb, puis au retour de celui-ci. La route maritime a été moins fréquentée que la route terrestre.

Al- bili, l’un des savants andalous, né à Tlemcen en 680 H. / 1281-82 ap. J.-C., qui avait visité le Caire, et était professeur de mathématiques, avait pris le bateau pour rentrer au Maroc, à Fès. Mais en faisant escale à Bougie, préféra continuer par la route terrestre. Les risques de tempêtes ont dissuadé de nombreux oulémas, comme lui, à éviter la route maritime, surtout après le naufrage d’Abū al-Hassan, le sultan mérinide, au début du XIVe siècle. La catastrophe avait marqué les esprits et les mémoires à Fès.

Tous ces réseaux vont permettre à Fès de se constituer une culture, certes, dont les bases sont celles de la culture arabo- musulmane, qu’elle partage avec le reste du monde musulman, mais une culture qui s’en distingue, malgré tout, par certaines spécificités.

Les spécificités de la culture de Fès

La culture de Fès repose sur deux genres de savoirs : le savoir religieux, spirituel et le savoir temporel, scientifique. Mais les deux savoirs prennent leurs racines dans le sacré et le spirituel. Tout savant devait d’abord être un faqih, avant de se perfectionner dans les autres ‘ilms. La célèbre devise des fuqahas fassis était: ‘alayka bil fiqhi, wa law rafa‘ta almajrūr (Tu dois apprendre le fiqh, même si tu commets des fautes de vocalisations).

Les sciences religieuses, orthodoxes, comme le Hadith, la Sira, et le fiqh, sont à la base du savoir à Fès. Ensuite, al-‘ulūm an-naqliya (sciences traditionnelles), al-fiqh (la jurisprudence), at-Tafsīr (l’exégèse coranique) et le Hadith (la tradition du Prophète) tiennent la première place dans le savoir diffusé dans les mosquées et les mausolées.

Le profil du tālib (étudiant) qui suivait ces cours était sensiblement le même que celui du tālib de Tlemcen, de Kairouan, de Cordoue, dominé de plus en plus par l’influence du savoir andalou.

À l’école de base, le hadith et la mémorisation des résumés et même des ouvrages, parfois avec leurs exégèses, comme la «Alphiya», était la règle d’or de la pédagogie de l’époque.

Les savants de Fès étaient célèbres pour leur mémoire légendaire. Ce sont eux qui ont, en apprenant par coeur les livres d’al-Ghazali qui critiquaient le fiqh et les fuqahā, et qui ont été interdits à l’époque almoravide et même brûlés en autodafés, avaient contribué à sauver leur contenu.

Il convenait ainsi de pouvoir réciter la chaîne initiatique des sources (l’Isnad ou le Sanad), sur le modèle du hadith prophétique. En effet l’enseignement à Fès ne reposait pas sur le simple savoir livresque, mais sur le sanad, garant de l’authenticité de l’information et sur les izajas (licence d’enseignement), véritable assurance, par écrit, de la valeur d’une formation effective et réelle.

La formation de base à la Qarawiyyine est ainsi faite, outre la parfaite mémorisation du Coran, la maitrise de nombreuses références, notamment dans le hadith (avec les cinq ou six classiques dont al-Bukhari, Muslim, Abū Dawūd, al-Tirmidi) ensuite les classiques du Droit devaient être connus: le Muwatta de Malik Ibn Anas, at-Tahdīb d’al-Buradiyi et la Mudawana de Sahnūn.

Au second rang, venait l’étude de la langue, de la littérature arabe, de la grammaire et de la psalmodie étudiée à partir des références, comme Diwan al-Mutanabi et le Kitāb al-Aghani.

Ibn Khaldūn était l’exemple type de l’homme de culture de Fès, même s’il est né en Ifriqiya. Il a vécu au XIVe siècle dans la cour mérinide, perfectionné à Fès ses connaissances et son enseignement. Il a approché les grands maîtres à la Qarawiyyine, comme al-Satti, al-Hadrami dont la bibliothèque ne contenait pas moins de 3.000 ouvrages, al-Zawāwi, al- bili, Ibn Radwān, Ibn Sabbāgh, Ibn ‘Abd An-Nūr, Ibn al-Hajjār, Ibn Marzūq.

Au troisième rang venait l’étude des autres sciences. Des cours de mathématiques, d’astrologie, et de philosophie étaient dispensés à l’Université Qarawiyyine par des savants dont la célébrité dépassait les frontières de l’Occident musulman, spécialisés en mathématiques, en astrologie et en philosophie.

L’un des plus célèbres, Ibn al-Bannā’, était d’abord juriste, fâqih, docteur des traditions, avant d’être aussi mathématicien et astrologue. Il a composé plus de dix ouvrages (dont le célèbre Kitāb al-Talkhīs), et consacré plusieurs études à l’astronomie, la logique, la philosophie, l’épistémologie (surtout son Épître des Sciences). Il avait certes séjourné à Fès, mais sa formation, notamment mathématique, s’était accomplie à Marrakech et à Aghmāt.

Ibn Khaldūn et Ibn al-Bannā’ ont été les représentants d’une culture de Fès dans laquelle les influences étrangères avaient joué un rôle important.

Fès à la recherche d’un syncrétisme culturel

La culture que Fès s’est fabriquée est une véritable culture de syncrétisme, dans sa forme et son contenu. Elle s’est construite à partir d’un fond local berbère, avec ses traditions et ses coutumes, mais aussi à partir de trois grandes influences :

  • l’influence du Machreq ;
  • l’influence de l’Andalousie ;
  • l’influence de l’Afrique.

Le Machreq qui a apporté à Fès, sa religion, l’Islam, lui a transmis outre les Traditions du Prophète, son genre de vie, son architecture, sa conception de la ville, sa gestion urbaine, en un mot, sa culture. Les principaux courants d’idées, comme le malékisme, ont en effet été amenés à Fès par les voyageurs, auteurs de nombreuses rihlas, par les pèlerins mais aussi et surtout par les savants.

Parmi les principaux ouvrages qui avaient été ramenés à Fès et qui eurent un grand retentissement et une grande influence sur la culture de Fès, le livre de base du malékisme, de Mālik Ibn Anas, de Médine (mort en 179 H. / 795 ap. J.-C.) théoricien de la doctrine malékite, le Muwatta (la voie aplanie).

D’une part, les Wullāt (gouverneurs arabes), venus de Syrie ou de Kairouan, au cours des premières conquêtes, ont introduit à Fès l’enseignement de la Sunna (les traditions du Prophète). D’autre part, les nombreux savants andalous, qui avaient fait le voyage d’Orient, dès les premiers siècles de l’Islam en Occident, sont passés par Fès, pour y enseigner le malékisme. ‘Abdallāh Ibn Farouk, ‘Abdallāh Ibn Ghanim, et plus tard, de Sebta, al-Qādi Ayād (543 H. / 1165 ap. J.-C.) au temps des Almoravides, puis des Almohades, Sahnūn, l’auteur de la Mudawana, vinrent enrichir la pensée et le savoir à Fès.

Fès n’avait pas reçu du Machreq que ses doctrines et ses idées. Elle a reçu aussi des Traditions architecturales. En effet, Fès a hérité la tradition de la médersa. Il semble en effet que la médersa Nizāmiya, créée par le seljoukide Nizām al-Mulk (au XIe siècle) avait gagné le Maghreb, et Fès au XIIIe siècle. Ce sont les Mérinides qui lui donneront toute sa place et son éclat à Fès, puis à Meknès, Taza, Salé et Marrakech. Treize médersas seront construites à Fès. Les plus belles furent celles d’Abū ‘Inan : la Bū ‘Ināniya, construite en 1357, et celle d’al-Halfwiyine (future Seffarine), construite par Abū Yūsuf, fils d’Abū Sa‘īd, qui avait construit lui-même trois autres médersas. Ces médersas portaient toutes l’influence du Machreq, mais aussi celle de l’Andalousie.

En parallèle, Fès allait recevoir l’influence andalouse. À partir du XIe siècle et surtout du XIIIe siècle la culture de Fès reçoit la touche hispano-mauresque. Elle en fit une synthèse.

Les routes qui reliaient Fès aux principales villes andalouses étaient très fréquentées, surtout du XIe au XVIe siècle. Des hommes, des femmes, des artisans, des juifs, des commerçants et des savants, maintenaient une liaison pratiquement permanente entre Fès et l’Andalousie. De nombreuses familles, parmi les plus célèbres aujourd’hui, étaient venues s’installer à Fès. De Tolède, de Cordoue, de Séville et enfin de Grenade, des savants, des philosophes, des historiens, des fuqahā avaient fait le voyage de Fès. Les uns en route pour le Machreq, visitaient la ville, y rencontraient des oulémas, des soufis, les autres y venaient pour parfaire leur savoir à la Qarawiyyine et dans ses médersas, d’autres pour assister aux séminaires et enfin certains pour y faire connaître leurs écrits.

Les plus célèbres furent: Ibn al-Khatīb, Ibn Khaldūn, Ibn Marzūq, Ibn al-Ahmar, al-Maqqarī. L’influence de ces personnages, qui ont chacun à sa façon contribué à modeler la culture de Fès, était primordiale. Leur place dans la cour des princes mérinides a participé à reconstruire la culture marocaine.

Leurs écrits, encore aujourd’hui, restent les plus connus. Le livre d’al-Maqqarī Rawdat al- s est un véritable témoignage de l’apport culturel des Andalous au Maroc et à Fès. Al-Maqqarī offre une fresque des richesses culturelles, dans les différents domaines, que l’Andalousie a apportées à la ville idrisside. En fait, il suffit de visiter les mosquées et surtout les médersas pour mesurer la place de l’influence andalouse sur le travail du bois, du stuc, des zellij.

Déjà la médersa ‘Attarine, construite en 726 H. / 1326 ap. J.-C., est dotée d’un somptueux décor andalou, d’une telle beauté, d’une telle préciosité qu’elle peut être considérée comme un chef d’oeuvre inégalable, par la richesse de ses stucs qui envahissent toutes les surfaces, autant que par la valeur de ses bois. Le minbar paré de dentelles finit une salle de prière couverte de zellij.

La médersa Bū ‘Ināniya, plus vaste, porte encore plus la marque de l’art andalou, par sa décoration, ses zellijs polychromes, ses plafonds en bois ouvrés et peints.

On ne peut passer sous silence l’une des plus belles réalisations de la culture à Fès, il s’agit de l’horloge hydraulique de la Bū ‘Ināniya, clepsydre du muwaqit d’Abū al-Hassan qui portait le nom d’Ahmed Ibn al-Faham Tlemsani, grand maître dans l’art des clepsydres, formé lui-même en Andalousie. Réalisée sous le père d’Abū ‘Inān, Abū al-Hassan, elle restera en activité après 1358.

La course pour la maîtrise du «Temps» sera lancée à Fès. D’autres oulémas s’y intéresseront, particulièrement les astrologues et les fuqahā.

Jamais la culture de Fès n’a été aussi riche, aussi fouillée et aussi diversifiée qu’au temps des Mérinides, héritiers des derniers Andalous juste avant la chute de Grenade en 1492.

Enfin, si les influences du Machreq et de l’Andalousie sont encore aujourd’hui apparentes dans la culture de Fès, celles provenant de l’Afrique le sont moins. Quelques artistes musiciens rappellent encore aujourd’hui cette influence. Il s’agit des fameux gnawas qui continuent à perpétuer le lien avec la culture africaine, certaines formes d’architecture, mais surtout certaines traditions arrivées avec la conquête du Soudan par al-Mansūr, le souverain sa‘adien, au XVIe siècle, et par l’engagement des ‘Abid al-Bukhari auprès de Moulay Isma‘īl, ou enfin les traditions ramenées par les Alaouites qui venaient du Tafilalet, lorsqu’ils s’installèrent au pouvoir, avec Fès comme capitale. L’empreinte de l’Afrique est moins évidente, pourtant elle touche surtout les catégories les moins aisées de la société fassie.

Cette culture de Fès, que les savoirs, les traditions et les apports extérieurs ont façonnée, récolte aujourd’hui les bienfaits de son ouverture et de sa tendance au partage.

La culture à Fès face à la modernité

Aujourd’hui, la culture à Fès semble encore se chercher une renaissance, et une reconnaissance, après une longue période de stagnation. Partagée entre un passé prestigieux, que les nostalgiques continuent de mettre en exergue, la ville se retrouve face à une modernité qui, pour certains, l’agresse et pour d’autres, lui ouvrent de nouvelles perspectives. Les nombreuses tentatives de réhabilitation des traditionnels séminaires de la mosquée Qarawiyyine, que le Ministère des Habous, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, n’ont pas suffi à redorer un blason, aujourd’hui difficile à porter. Les tentatives de restauration des monuments historiques, les appels répétés à la sauvegarde de Fès, suite au soutien de l’UNESCO, ont connu quelques difficultés à se mettre en route.

Mais de nouvelles perspectives s’ouvrent pourtant devant une ville qui semble renaitre culturellement, surtout depuis les années quatre-vingt dix, avec les nouvelles idées qui remettent en valeur le passé de la ville.

Plusieurs domaines semblent constituer le fond culturel de Fès aujourd’hui : ses monuments et son histoire, sa culture universitaire et donc son titre de capitale du ‘ilm au Maroc, et enfin son héritage andalou.

Une culture autour du patrimoine

Animée par des traditions ancestrales, la culture citadine de Fès continue à entretenir ses monuments. Une véritable politique de patrimonialisation se met progressivement en place. On reconstruit une culture où les médersas, les mosquées, les belles demeures, les palais anciens occupent une place de choix.

La politique de restauration du patrimoine, entreprise par le gouvernement et par les Conseils successifs qui ont dirigé les affaires de la ville, semble avoir pour objectif de redorer le blason des médersas, de redonner aux mosquées le rôle de catalyseur pour faire renaître la culture traditionnelle à Fès. Aux cotés de ces organismes d’État, de nombreux mécènes vont participer à la réhabilitation de ces monuments et de cette culture. Les exemples les plus réussis sont la restauration de la medersa Bū ‘Ināniya par la famille Benjelloun, et la restauration du funduq Nejjarine par la famille Lamrani.

Après sa sauvegarde, la médersa est aujourd’hui un haut lieu de culture. À côté de sa salle de prières, son sahn accueille aujourd’hui des manifestations culturelles, et des visites de touristes. Juste en face de la porte d’entrée de la médersa, la clepsydre, horloge hydraulique, qui a été restaurée, devient un lieu de mémoire. À proximité de cette horloge se trouve la maison dans laquelle Maïmonide aurait séjourné, lors de son passage à Fès, au XIIe siècle.

Les Juifs viennent, nombreux, en pèlerinage visiter la maison et organisent des manifestations dans leurs synagogues, participent aux grands rendez-vous culturels de Fès, contribuant à donner à la culture de Fès cet aspect universel.

D’autre part, le funduq Nejjarine, qui a été restauré et réhabilité, sert aujourd’hui de musée du bois.

Les monuments militaires, et surtout les deux borjs, Sud et Nord, restaurés à leur tour, ont aussi été transformés en musée des armes et des archives militaires.

Mais en même temps cette politique de patrimonialisation aurait pour objectif d’instituer une culture dans laquelle le patrimoine serait à la base de manifestations culturelles variées. Les sites patrimoniaux deviennent des lieux de mémoire qui accueillent les manifestations culturelles de la ville. Ainsi les palais, comme le Palais Batha, les Riads, comme le Shéhrazade et les belles demeures, comme le palais Tazi…servent aujourd’hui de lieux d’accueil d’une culture moderne.

D’autre part, la ville a ouvert ses portes aux investisseurs étrangers qui, en restaurant les Riads, et en les faisant vivre, contribuent à ouvrir la culture de Fès aux nouvelles influences. Le Dar ‘Adyel, vieux palais, ancien institut de musique au XIXe siècle, a été réhabilité grâce à un soutien financier des Italiens, avec l’appui de l’UNESCO. On y étudiait la musique andalouse, et on continue à le faire aujourd’hui encore. La musique andalouse, l’un des piliers de la culture musicale à Fès, y est enseignée. Un festival annuel lui est consacré chaque printemps.

Une culture de la fête

La fête est une donnée qu’on retrouve dans toutes les activités culturelles de Fès. Les fêtes familiales d’abord, les fêtes religieuses et les fêtes politiques et sociales jalonnent l’année à Fès. Elles sont l’occasion de remettre les traditions culturelles à la portée des nouvelles générations mais aussi des visiteurs. La musique voire les danses rituelles (aissaoua, gnawa…) restent les bases d’une fête réussie.

Des fêtes fastueuses sont organisées, où on retrouve de nombreuses cérémonies de partage, et d’offrandes qui datent du XVIe siècle et dont Léon l’Africain et Mármol de Carvajal avaient déjà parlé. Ce sont surtout les grandes et vieilles familles de Fès qui entretiennent cette culture. La culture de la fête est une culture que la ville a aujourd’hui transformée en plusieurs festivals : celui des Musiques Sacrées, celui des arts culinaires, celui de la musique andalouse et culture berbère et celui des musiques d’artisans : le malhoun et le sama‘.

Le Festival des musiques sacrées du Monde, qui en est aujourd’hui à sa dix-huitième édition, se déroule une fois par an, et accueille de nombreux artistes venant de toutes les contrées du monde. À l’origine, il était consacré aux musiques des trois religions monothéistes.

Le Festival des Arts Culinaires qui en est à sa sixième édition, avait pour objectif de contribuer à la renaissance de la culture culinaire ancienne du Maroc, de l’Andalousie et de la Méditerranée. Sa première édition a consacré un texte du XIIIe siècle, le livre de Tujibi, Fudālatu alkhiwān fi tayabat ta‘āmi wa al-alwān, un andalou qui a laissé un traité de cuisine de l’époque. Aujourd’hui le Festival s’oriente plus vers la renaissance des traditions culinaires des régions du Maroc. La dernière édition s’est intéressée au sacré dans la cuisine marocaine.

Le Festival des Traditions Berbères est organisé annuellement, depuis bientôt sept ans. Il se veut un lieu de rencontre entre la culture citadine et la culture berbère. Le Festival du Malhoun, organisé aussi annuellement, s’adresse plus aux artisans qui sont à l’origine de cette musique et de ces chants qui utilisent des poèmes en dialectal, cette culture est soutenue par une langue où le dialectal fassi continue à utiliser des tournures bourgeoises précieuses qui ont tendance à enjoliver, à adoucir, voir à féminiser les mots. L’influence de la citadinité andalouse y est perçue comme une spécificité culturelle propre à Fès.

D’ailleurs la musique andalouse qui était l’apanage d’une classe sociale aisée à Fès, devient aujourd’hui un trait culturel que les bourgeois comme les autres mettent en avant dans les mariages, les fêtes familiales et les baptêmes.

En fait, cette musique vient de l’Andalousie, du plus profond de son passé chrétien, pratiquée en Espagne même avant l’arrivé de l’Islam, mais également du fonds musical oriental, arabo-persan. Il semblerait que le fameux musicien Ziryab, venu en Andalousie au temps des Omeyyades, venant de Bagdad, est à l’origine de l’apparition de cette musique, avec ses cycles de noubas.

Le trait aujourd’hui le plus saillant de la culture de Fès est son ouverture, car si la culture traditionnelle à Fès reste dominée par le spirituel et le religieux, une culture moderne s’est progressivement installée chez ses intellectuels.

Deux universités portent cette volonté affichée de rénover la culture de Fès. La première, la plus ancienne, est la Qarawiyyine. Et la seconde, plus récente, porte le nom d’un souverain alaouite du XVIIIe siècle : Sidi Mohamed Ben ‘Abdallāh. Les deux Universités, malgré les aléas conjoncturels, tentent de contribuer à ouvrir la culture de Fès sur la modernité, chacune à sa façon.

La Qarawiyyine continue d’encadrer virtuellement la culture traditionnelle, soutenue en cela par la renaissance du mysticisme, que les oulémas considèrent comme le rempart contre le fondamentalisme. Alors que la nouvelle université, Sidi Mohamed Ben ‘Abdallāh, tout en respectant la culture traditionnelle dans ses cursus et ses activités, n’hésite pas à se projeter dans la culture occidentale et moderne.

La Fondation Esprit de Fès, créée en 2005 et soutenue par une Société civile active, coordonne une « renaissance culturelle » dont les valeurs prennent leurs racines dans le passé, et s’engage résolument vers un avenir de modernité.

Les héritages berbères, arabes, andalous, africains et juifs sont aujourd’hui assumés. Un courant occidentalisant s’installe progressivement au côté du courant oriental. Fès est aujourd’hui l’héritière des savoirs des siècles passés, mais aussi l’initiateur d’une nouvelle culture, cosmopolite, d’ouverture sur l’autre.