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l’âme du Maroc

La berbérité dans la construction de l’identité fassie

L’une des identités marocaines qui présente aujourd’hui une visibilité dégagée, c’est l’identité dite « fassie », même si certains historiens (comme Roger Le Tourneau), tout en évoquant la spécificité des fassis, s’interrogent sur la valeur même de cette notion : « La notion même de fassi, n’est-elle pas qu’une vue de l’esprit ? » .

Certes, il est difficile de définir une identité « fassie », encore plus de saisir la part de la berbérité dans sa fabrication. Pourtant toute l’histoire de Fès témoigne d’une certaine spécificité identitaire de la culture des Ahl Fās et de la contribution de l’amazighité à sa construction.

L’image qu’on se fait du fassi semble se dérober inlassablement. La littérature, en miroir déformant, nous en renvoie souvent des clichés, des stéréotypes, dans lesquels on retrouve plus l’image des auteurs de ces descriptions que l’identité du fassi que celle-ci voudrait donner à voir. Les frères Tharaud avaient consacré aux Fassis un ouvrage polémique, en 1920, qui porte le titre de Fez ou les bourgeois de l’Islam. Plusieurs orientalistes les ont suivis, offrant une documentation de grande valeur à la recherche et complétant bien la vaste littérature locale.

Il ressort de toute cette littérature, locale comme orientaliste, qu’être « fassi » c’est d’abord être l’héritier d’une citadinité ancienne où se mêleraient la culture musulmane, les traditions du quotidien et un savoir-vivre spécifique. Un fassi est un homme (ou une femme) courtois, poli, souvent cultivé de cette culture populaire qui lui donne une certaine aisance dans le comportement. Il se distingue souvent à sa façon d’utiliser l’arabe avec une prononciation « précieuse ».

Les phonéticiens évoquent, pour identifier le parler fassi, la délicatesse de la prononciation, la tendance très arabisée de ses phrases. Pourtant à y regarder de plus près, le parler, mais aussi la vie quotidienne, et les toponymes à Fès, montrent clairement que l’identité fassie s’est forgée au contact de nombreuses influences culturelles : berbère, arabe, andalouse, juive et africaine.

Néanmoins les deux influences qui semblent l’avoir le plus marquée, c’est la culture andalouse et la culture berbère. Cette dernière a accompagné l’histoire de la ville sur plus de douze siècles.

Elle a été digérée, assimilée et citadinisée par une ville cosmopolite qui, l’ayant enrichie par les autres apports, en a fait une culture plurielle de référence où se retrouvent tous les fassis.

Les traces de cette culture semblent baliser l’espace et le temps de la ville. Lorsqu’on se promène aujourd’hui à Fès, en Médina, dans chaque hawma des toponymes à consonance berbère vous interpellent. Achnikhen, oued Wislan, derb Hal Tadla, Masmouda, Warbiya, des mots qui remontent loin dans l’histoire de la ville et dont la structure et les référents sont berbères. Derrière chaque mot se cache toute une histoire où la sérénité côtoie la rapine, la richesse et la pauvreté.

Ce même phénomène se retrouve dans le vocabulaire du quotidien fassi, pourtant aujourd’hui, très arabisé. Des mots et des structures linguistiques, comme tanajarat (menuiserie), tahadadet (ferronnerie), qui ont survécu dans le parler fassi, meublent encore et toujours les conversations des gens à Fès.

Mais seuls quelques initiés, voire quelques linguistes, le savent et en ont fait l’objet de leurs études. D’autre part de nombreux noms de grandes familles fassies portent encore les noms de tribus berbères, Zemmouri, Chliyah, Seghrouchni, Damnati.

Pourtant l’histoire de Fès avec la berbérité n’a pratiquement jamais été évoquée clairement par les historiens, sinon de manière indirecte. C’est une histoire complexe qu’on ne peut suivre qu’en lisant à travers les lignes et en interprétant des données que l’histoire classique aurait laissées passer. Dans la Vulgate traditionnelle, la ville avait toujours le beau rôle, parce que puissante par son importance politique (souvent capitale), et par la place qu’elle a toujours occupée dans la consolidation et la propagation de l’islam dans l’Occident musulman. Au point où l’identité du fassi se définissait aussi par l’apport de ses oulémas, par la place de la Qarawiyyine et de ses médersas dans son cursus.

L’autre, la‘rrubi (le campagnard) qui est souvent le chalh l’amazigh ou le Jebli est celui qui vient chercher le savoir, l’orthodoxie de l’Islam et parfois un certain savoir- faire, du travail et du négoce, encore aujourd’hui.

Pourtant certains faits que les traditions orale et écrite des deux cultures se transmirent, à travers l’histoire des deux parties, vont marquer les deux identités.

Parmi ces faits, on garde encore et toujours en mémoire que le Saint Patron de la ville, Moulay Idris, avait épousé une berbère, Kenza al-Awrabiya, qui lui avait donné un fils, Idris II. Toutes les chroniques répètent que les Zouagha avaient cédé leurs terres, contre un prix dérisoire, pour construire la ville, et que les dynasties berbères qui avaient gouverné la ville, avaient permis à Fès de devenir une ville qu’on compare, volontiers à Grenade, Cordoue, Séville ou même Bagdad.

Ainsi les uns et les autres avaient en partage une mémoire glorieuse. Pendant les douze siècles qu’ont vécus les fassis et les berbères en étroite relation, leur identité s’en est trouvée entrecroisée, mélangée, imbriquée l’une dans l’autre. Pour confirmer cette volonté de partage d’une identité, les fassis conservent toujours en mémoire le fameux dicton qui dit (ma nbet had men khessat al-Qarawiyyin) (personne n’est issu de la vasque de la Qarawiyyine). Pour signifier que personne ne peut prétendre être d’origine fassie, l’identité fassie s’acquiert et se construit et que toutes les familles connues de la ville sont venues, à un moment ou un autre, à Fès et se sont forgé une identité. Les nouveaux arrivant gardaient souvent le nome de leur région d’origine, comme la famille, lui donnant une valeur nostalgique et le glorifiant : un Tazi, un Rifi, un Seghrouchni, un Zemmouri, tous étaient autant fassis qu’un Bennani ou un Berrada ou un Benjelloun, dont les noms ne se référent pas à leur région d’origine, mais qui viennent des campagnes proches ou lointaines de la ville, selon les livres hagiographiques. Ils sont tous, autant les uns que les autres, considérés comme des fassis de « souche », faisant partie des Ahl Fās. Après que leur citadinité soit confirmée, trois à quatre générations plus tard, ils vont constituer des références identitaires citadines.

En fait, la relation entre les deux communautés a vécu des moments d’histoire mémorables que la Vulgate traditionnelle a mis en exergue. Tous les textes anciens reconnaissent en effet que la rencontre de la berbérité (de l’amazighité) avec la citadinité de Fès est très ancienne. Comme nous l’avons souligné plus haut, le premier grand moment de l’histoire qui a vu la rencontre entre les deux cultures, que les chroniqueurs arabes et berbères évoquent, c’est bien lorsque Moulay Idris, le père, avait épousé Kenza, de la tribu des ‘Awraba. Celle-ci lui avait donné un fils, Moulay Idris, devenu le prince fondateur de la ville de Fès.

La symbolique que représente encore aujourd’hui cet événement offre à qui veut l’entendre, cette volonté affichée, dès le début, de mettre en exergue la symbiose qui aurait dominée la relation Berbère / Fassi, à Fès. Symbiose qui aurait été nourrie, tout au long de l’histoire de la ville, par des événements et des décisions politiques et qui auraient fait des deux identités, nourries par leur islamité, une seule et même identité berbéro-fassie, comme se plaisent à le souligner les intellectuels aujourd’hui.

Le second événement qui a été cité par toutes les chroniques de Fès c’est l’accord rapide entre Moulay Idris et les Berbères ‘Awraba, pour l’accompagner à Fès, puis le soutien apporté par les Zouagha de la région aux Idrissides pour la fondation de la ville. Ceux-ci allaient en effet constituer les premiers habitants de Fès, pendant les premières années de la fondation de la ville, aux côtés des familles arabes venues d’Andalousie et de Kairouan, sur lesquelles nous avons le plus d’informations.

Profitant de leur proximité, les Zouagha (comme le rapporte la vulgate traditionnelle du Qirtās), qui avaient vendu leurs terres à Idris II, puis les ‘Awraba qui l’avaient accompagné, venant de la région de Volubilis, lors de son installation à Fès, allaient occuper une place de choix dans la nouvelle cité.

Si les chroniques, pour la plupart tardives (XIVe siècle), insistent surtout sur l’accueil par Idris II des Andalous et des Kairouanais, les toponymes anciens encore vivants aujourd’hui, témoignent d’une présence importante des Berbères dans la nouvelle cité : derb al-Maqūdi, derb Ibn Chaluh, Jza’ Ibn Zakoun.

Ibn al-Ahmar, l’historien andalou qui a vécu à Fès au XIVe siècle, évoque dans son livre Buyutāt fās, les noms de célèbres familles berbères fassies, dont il fait remonter les origines aux premiers Berbères ayant habité Fès sous les Idrissides, les Maghrawa (Zénètes) et les Almoravides (Mrabet) Sanhaja. Parmi les plus célèbres qu’il retrouve à Fès au XIVe siècle : la famille Senhaji, Mzadri, ‘Awrabi, Zwawi, Ibn Dajaja, Beni Hanoun, Beni Kharaz et la famille Adraq.

Certaines de ces familles existent encore aujourd’hui à Fès. Il est très probable que le terme utilisé, pour désigner les grandes familles de Fès laqbayal, soit un héritage de cette période. Les Berbères Sanhaja (Almoravides), puis les Masmouda (Almohades) allaient marquer à jamais la structure urbaine de la ville, ses quartiers, son système de répartition des eaux et même celui de l’organisation des métiers dans la cité.

Cette présence de familles berbères à Fès pendant les cinq siècles durant lesquels les dynasties berbères avaient gouverné le pays et donc la ville, et marqué Fès de leur présence, ont laissé des traces indélébiles dans la population fassie, dans ses traditions et dans ses monuments.

On imagine très bien ces fuqahā’ qui parlaient plus berbère qu’arabe, graviter autour de la Qarawiyyine, comme on imagine ces soufis qui réunissent autour d’eux des hommes et des femmes qui voudraient connaître un peu mieux l’Islam et qui ne parlent que Berbère ! Ce serait cette exigence de langue qui aurait fait que les séminaires et les débats devaient sûrement se dérouler en langue berbère locale. Seules les élites qui avaient étudié au Machreq, peut-être aussi à Kairouan, à Cordoue ou à Séville, possédaient la langue arabe. Les Andalous et les Kairouanais, qui parlaient et écrivaient l’arabe avaient déjà, les premiers, commencé à construire une identité citadine fassie.

Mais le fait que le prêche du vendredi à la Qarawiyyine et dans les autres mosquées de la ville, continuait à être dit en berbère, montre à quel point la berbérité était une composante essentielle de cette nouvelle identité. Une tradition qui aurait déjà commencé sous Idris II, à l’époque de la fondation.

Cette situation aurait prévalu jusqu’ à l’arrivée des Almohades et surtout jusqu’au règne du fils d’al-Mansūr. Ibn Khaldūn ne s’y est pas trompé lorsqu’il a consacré aux berbères son ouvrage le plus important, les Ibars, qui est une histoire des dynasties, mais aussi des tribus berbères, indispensable aujourd’hui pour comprendre l’histoire de la ville et même du pays.

Le livre d’Ibn Khaldūn montre bien que de nombreuses tribus s’étaient installées à Fès. Les unes ayant accompagné une conquête, d’autres étaient venues pour faire du commerce ou pour pratiquer un métier. Parmi ces communautés berbères certaines avaient plus que d’autres marqué la mémoire de la ville. Comme cette fraction zénète dont on tait le nom d’origine et qui va porter le nom de son métier : les Zarzaya (les portefaix). Arrivés à Fès, semble-t-il avec les Mérinides, selon une première version, ils vont devenir les serviteurs de la cité. Selon une seconde version, appuyée par la tradition orale de Fès, les Zerzayas seraient même venus à Fès au tout début de la fondation de la ville. Cette version s’appuie sur une légende qui veut que leur présence à cette époque serait attestée par les paroles que Moulay Idris leur aurait adressées alors que, se retrouvant au chômage, ils avaient décidé de quitter la ville :

« Je ne veux pas que, découragés par cette crise momentanée, vous abandonniez la ville. Restez à Fès, et avec l’aide de Dieu, pareils aux infatigables chameaux du Sahara, vous assurez le transport des marchandises et des matériaux. C’est un apanage que je vous confie, à vous et à votre progéniture ; jusqu’au jour du jugement dernier… » (Le Tourneau).

Selon cette même légende ils auraient été confirmés dans leurs charges par les Almoravides, les Almohades, les Mérinides, les Sa‘adiens et les Alaouites. De portefaix, les Zerzayas étaient devenus les gardiens des secrets de la ville. Ils avaient le privilège d’entrer dans les maisons, de côtoyer les riches commerçants fassis, au point où ils sont devenus les hommes de confiance des Ahl Fās. Néanmoins, l’image que certains chroniqueurs véhiculent sur la relation de Fès avec les berbères en général, n’a pas toujours été aussi positive. Ils n’en retiennent souvent, que les conflits, les attaques des tribus dans la ville, pour la piller et repartir avec leurs butins.

Certes les dynasties berbères ont toujours considéré que leur légitimation au pouvoir passait obligatoirement par l’allégeance des habitants de Fès. Et la ville ayant toujours été fidèle au pouvoir en place, avait souvent refusé de laisser entrer les nouveaux prétendants. Ce qui amenait les conquérants à forcer leur entrée dans la ville et à organiser de longs et pénibles sièges. Pourtant l’héritage laissé par ces mêmes dynasties à Fès a constitué les bases d’une société cosmopolite et d’un urbanisme spécifique fassi. Il en reste encore aujourd’hui de nombreuses traces.

Les premiers ont été les Berbères almoravides qui s’y sont pris à deux reprises pour entrer dans la ville. Leur relation avec les habitants de Fès n’a pas été facile, même s’ils ont unifié la cité, rapproché les deux ‘Adwa et installé de nombreuses tribus berbères autour de la Médina. Ils avaient même mis en place un réseau de canalisations pour répartir l’eau à Fès. Certaines familles, citées par Ibn al-Ahmar, seraient entrées à Fès à cette époque.

Ensuite se furent les Almohades qui ont été obligés de détruire une large partie de la Médina en y précipitant les eaux de l’oued Fès, après les avoir retenues en amont. Amenant dans leur sillage de nombreuses tribus berbères, avec leurs fuqahā’ et leurs soufis, les Almohades accentuèrent la berbérisation de la cité.

Puis les Mérinides qui firent de la ville leur capitale mais qui eurent, à leur tour, au début, des difficultés à y entrer. Ils y vécurent avec leurs cousins wattassides pendant plus de trois siècles (du XIIIe au XVIe siècle). Ils en firent une cité florissante, ouverte au savoir arabo-musulman et à l’influence andalouse, contrebalançant ainsi la berbérisation de la cité et encourageant l’arabisation dans la ville comme à la campagne.

Les Chorfa Sa‘adiens qui avaient vécu des siècles durant dans la vallée du Dra et dans le Sous, vont ramener à Fès les traditions d’une société soussie qu’ils vont rapidement marier aux traditions citadines de Fès. Les tribus des Ilalen qui les avaient accompagnés, allaient rapidement s’intégrer au fond fassi.

Enfin les Alaouites qui ramenèrent, au temps de Moulay Rachid, les Berbères dilaïtes, après avoir détruit leur zaouïa, ouvrirent la cité à de nombreuses tribus venues s’installer à Fès Jdid et même en Médina. L’un des oulémas de cette zaouïa allait acquérir à Fès une renommée retentissante. Il s’agit de Sidi Mohamed al-Masnaoui, éminent khatīb qui a été nommé par Moulay Isma‘īl khatib et imam de la mosquée du mausolée de Moulay Idris, restaurée et élargie pour l’occasion. L’histoire a sauvegardé les noms des principaux oulémas et ceux des tribus, voire des familles berbères qui se sont installées à Fès tout au long de son existence, la mémoire de la ville n’a retenu que quelques noms devenus rapidement eux-mêmes des fassis.

Ibn Khaldūn évoque certaines familles berbères qui s’étaient installées à Fès, pratiquant le commerce ou l’un des nombreux métiers de l’artisanat en Médina : des Demnati, des Masmouda, des Senhaji y ont fait fortune. Ils y ont acquis leurs lettres de noblesse. Mais celles-ci n’étaient pas bien nombreuses.

Ce sont surtout les étudiants qui gravitaient autour des médersas et de la Qarawiyyine, ainsi que les oulémas berbères, comme al-Youssi, qui vont ranimer la berbérité à Fès. Certains s’y étaient fixés définitivement, d’autres l’avaient quittée à la fin de leurs études. Mais tous auraient connu cette culture fassie, bourgeoise, savante qui constituait l’identité des Ahl Fās, et où la mosquée Qarawiyyine organise la symbolique d’une ville unifiée.

Mais c’est surtout à l’époque mérinide que les médersas devaient contribuer à faire venir les demandeurs de savoir, du fin fond du Sous ou des montagnes Jbala. Les livres hagiographiques et biographiques montrent cette population de demandeurs de savoir qui rejoint la ville, venant de toutes les régions du pays. Ces talabas ainsi que ces oulémas vivaient autour de la Qarawiyyine, et de Moulay Idris, côtoyant quotidiennement les vieux citadins aux souks et à la prière. Ils s’intégrèrent ainsi avec le temps à la foule qui se pressait, et se presse encore aujourd’hui, autour du khatib de la Qarawiyyine, ou des khatib des quinze mosquées où se donne la khotba du vendredi, s’imprégnant des symboliques du citadin fassi : allure, vêtements spécifiques et langage.

Si les composantes de cette foule ne changeaient pas dans la forme, elles se diversifiaient dans le fond. Al-Jazouli, le rénovateur de la tarīqa Chādiliya, a été l’un de ceux-là. Il a vécu plus de dix ans à Fès, a habité dans une petite chambre dans la médersa Seffarine au XVe siècle. Et al-Yousi, au XVIIe siècle, ‘ālim berbère de la tribu des Aït Yousi, du Moyen Atlas, célèbre pour les débats et les intrigues auxquels il a été mêlé, lors de son long séjour à Fès, à l’époque de Moulay Isma‘īl. Il allait marquer la mémoire de la ville. Le grand mufti de Fès, ‘Abdelkader al-Fassi, l’avait en grande estime, même si cela n’avait pas facilité le séjour d’al-Yousi à Fès qui n’avait pas été de tout repos. Il avait clairement posé le problème des relations entre les citadins et les campagnards.

La société de Fès, sollicitée de toute part, s’était constituée une catégorie de oulémas qui s’étaient chargés de dresser les contours d’une identité en mettant en place un ‘Amal al-Fasī, sorte de code citadin de l’interprétation des traditions de la ville et de leur intégration dans la chari‘a, que le ārif (le savant) ‘Abderrahmān al-Fassi avait rédigé sous la forme d’un poème didactique.

C’est à cette époque qu’un débat identitaire avait opposé les oulémas de Fès à ceux des Ghomara, à propos de la part d’héritage qui devait revenir à l’épouse après le décès de son mari. Deux conceptions du fiqh s’étaient alors opposées, celle des Fassis (du ‘Amal al-Fasī) et celle des Ghomara. Les premiers étaient représentés par le grand mufti de Fès, ‘Abdelkader al-Fassi et toute l’École de Fès ; les seconds par le faqīh, non moins célèbre, Ibn Ardoun. Le fiqh, dans toute société musulmane étant une composante importante de l’identité. Parfois sujet à des variantes, celui-ci représente un genre d’identité culturelle. La conception du fiqh de l’héritage des Berbères de Ghomara, par exemple, se distinguait de l’orthodoxie traditionnelle défendue par Fès, par le fait que le ‘Amal al-Ghomari, accorde à la femme, en héritage, la moitié des biens laissés par le mari défunt, avant tout partage. Ce que les oulémas de Fès avaient rejeté, prétextant que le rôle de la femme, dans la famille se bornait à vivre du travail de son époux, et d’hériter selon la règle instaurée par l’Islam.

Cet épisode de la relation berbères/fassis allait avoir des conséquences directes sur la société de Fès. De nombreux débats eurent lieux à la Qarawiyyine et dans les médersas. La personnalité de la ville s’en était retrouvée raffermie. Certains événements politiques ont aussi eu des conséquences sur les relations entre les deux communautés. Aux XVIIIe et XIXe siècles, par exemple, les conditions politiques du pays n’ont pas été favorables à un rapprochement entre les deux communautés. Les guerres que les tribus Zemmour, Zayan et Aït Yousi avaient animées aux portes de la ville contre Moulay Slimane, n’ont pas facilité le contact. Les menaces que ces tribus représentaient pour la ville vont pousser les habitants à se renfermer et à stigmatiser les relations avec les tribus de la région.

Ayant mal compris cette relation difficile entre Fès et les tribus, les autorités coloniales vont l’interpréter dans le sens d’une dichotomie Berbère/Arabes. Celles-ci vont promulguer en 1930 le Dahir Berbère. Contrairement à ce qui avait été prévu, ce dahir allait rapprocher les Berbères et les Fassis, dans un mouvement coordonné pour faire face à la menace de séparation des deux communautés par la loi. La reconnaissance de la culture amazighe comme partie intégrée de la culture marocaine, par Allal al-Fassi, et le resserrement des liens entre les deux communautés allaient créer une nouvelle atmosphère plus propice aux échanges culturels.

La fameuse déclaration d’indépendance de 1944 réunissait plus de signatures non fassies (avec majorité berbère) que fassies. La berbérité à Fès devint un élément de résistance que les nationalistes fassis vont mettre en avant. Aujourd’hui la reconnaissance de la berbérité par une identité fassie plus riche, s’affiche de plusieurs façons. La première est exotique. Les promoteurs de tourisme mettent en valeur cette dimension culturelle dans la culture fassie. De nombreux restaurants, riads, boutiques de produits cosmétiques, de traditions culinaires, cohabitent avec les mêmes produits dits citadins. La seconde est une politique de patrimonialisation qui met en avant la culture amazighe dans la cité. Le festival de la culture amazighe, organisé annuellement depuis plus de douze ans, se veut un lien identitaire qui encourage la rencontre entre les deux cultures.

La troisième est la recherche universitaire qui s’attache aujourd’hui à répertorier les éléments berbères d’une influence linguistique et phonétique dans le parler fassi, et à expliquer les traces ethnologiques qui subsistent dans les traditions de la ville, comme le Dar islan (maison des mariés), les fibules berbères portées par la mariée fassie (at-tkhalal), le couscous, la acida qui meublent encore les traditions culinaires de la ville. En fait, et pour faire court, les deux identités, tout en s’enrichissant l’une l’autre, continuent à se consolider et à se construire un historiographie commune.