• Fondation Benjelloun Mezian
  • +34 958 291 306
  • almed@almed.net
l’âme du Maroc

Fès mérinide et Grenade nasride

Les villes de Fès et de Grenade furent deux centres actifs d’échanges très différents, dans un ensemble spatial et territorial riche de contacts, intensifiés depuis la deuxième moitié du VIe siècle de l’Hégire/XIIIe ap. J.-C. jusqu’à la moitié du siècle suivant. Par ailleurs, leur rang de capitale de l’émirat maghrébin des Mérinides et de l’émirat andalou des Nasrides respectivement leur permettait de briller dans de nombreux domaines, de l’urbanisme au culturel en passant par le politique et l’économique.

Tous ces aspects culturels, politiques et économiques atteignirent leur apogée durant cette période concrète de la Fès mérinide et de la Grenade nasride. En outre, d’importants échanges que nous aborderons ici prirent place entre les deux capitales, dans d’autres domaines : les rapports diplomatiques, militaires et culturels.

Rapports diplomatiques entre la Fès mérinide et la Grenade nasride

Les échanges d’ambassadeurs et de missives entre « les deux rives », al-‘idwatayne, furent continus et indispensables dans cette politique de blocs que les Mérinides et les Nasrides consolidèrent durant près d’un siècle. Partageant des intérêts variés, ils étaient parfois alliés, parfois rivaux, mais toujours prioritairement alliés face à l’ensemble bigarré des puissances confluentes dans ces enclaves de passage entre le Nord et le Sud, la Méditerranée et l’Atlantique. Les documents diplomatiques exposent clairement ces relations soutenues entre Grenade et Fès. Notamment les missives et traités conservés dans l’Archive de la Couronne d’Aragon, publiés par M. Alarcón et R. García de Linares : Los documentos árabes diplomáticos del Archivo de la Corona de Aragón, et étudiés dans le cadre général de ces rapports par ‘Abd al-Hādī al-Tazī dans son Histoire diplomatique de Maroc (al-Tārīkh ad-diblūmāsī li-l-Maghrib min aqdam al-‘ūsūr ilā al-yawm), sans oublier l’évaluation de R.

Salicrú i Lluch, « La diplomacia y las embajadas como expresión de los contactos interculturales entre cristianos y musulmanes en el Mediterráneo occidental durante la Baja Edad Media ».

Nous disposons surtout de deux compilations documentaires réalisées par le vizir et grand polygraphe grenadin Ibn al-Khatīb (Grenade, 1313-Fès, 1375), également ambassadeur extraordinaire au Maghreb. Kunāsat at-dukkān, réalisée au Maghreb entre 1359 et 1362 inclut 22 lettres de l’émir grenadin Yūsuf I adressées à l’émir mérinide Abū ‘Inān entre 1351-1354 et deux autres au même émir de la part de l’émir grenadin Muhammad V, avec des félicitations, des demandes d’aide, des expressions de reconnaissance et des nouvelles de personnalités maghrébines résidant à Grenade.

De grandes personnalités de la même période, en plus des autres courtisans, furent ambassadeurs dans ce milieu où l’intrigue politique était infiniment complexe et les intérêts toujours changeants. Rappelons que plusieurs États firent appel à la subtile sagesse du grand Ibn Khaldūn (1332-1406) pour qu’il soit porte-parole auprès de divers souverains. La présence habituelle d’envoyés maghrébins à Grenade et d’Andalous à Fès est bien documentée. Ces émissaires élargissaient leurs missions jusqu’à l’environnement étendu des règnes musulmans et chrétiens, puisque les rapports étroits entre Fès et Grenade dépendaient aussi des rapports entretenus avec d’autres enclaves méditerranéennes, comme il apparaît dans l’important épisode étudié par R. Cariñena Balaguer et A. Díaz Borrás, « Aportación al estudio de las relaciones entre el Reino de Valencia y el Magreb occidental a finales del siglo XIV: el incidente diplomático entre Ali Abenmançor de Fez y el Baile de Orihuela, 1399 ».

Nous avons déjà mentionné que le grand vizir grenadin Ibn al-Khatīb avait des fonctions d’ambassadeur extraordinaire à la cour de Fès, d’où l’on envoyait également à Grenade leurs représentants, comme Ibn Marzūq (1310-1379), qui fut ambassadeur du sultan mérinide Abū al-Hassan, selon ce qu’il raconte dans son Musnad. Ce sultan lui ordonna : « Vas-y comme envoyé au sultan d’al-Andalus, et inspecte les frontières ». Il fit ainsi : [L’émir mérinide Abū al-Hassan] devait s’occuper de la ville de Ronda, de la terre environnante, de tout ce qui en dépendait et de Gibraltar, que Dieu les garde en leur concédant d’importantes subventions.

Moi-même [précise Ibn Marzūq], je fus durant un an chargé de distribuer les dons, d’inspecter les territoires, d’entendre les réclamations de leurs habitants et de vérifier de quoi ils avaient besoin, puisque notre seigneur [Abū al-Hassan] désignait tous les ans quelqu’un pour cette fonction. Son apport en argent recouvré par les impôts cette année-là fut de cent mil dinars d’or, que j’envoyai à Sebta.

Ensuite, je partis comme ambassadeur à Grenade.

Jusqu’à la fin, les rapports diplomatiques entre Grenade et Fès furent intenses, et l’on conserva même le texte significatif de « La última misiva diplomática de al-Andalus: la Risala de al-‘Uqayli, enviada por Boabdil al sultán de Fez en demanda de asilo ».

Rapports militaires entre la Fès mérinide et la Grenade nasride

Très tôt, les sultans de l’Alhambra firent appel aux Mérinides dont les premières troupes arrivèrent dans la péninsule Ibérique en 1263. Jusqu’en 1374, les Mérinides, qui ne dominèrent pas al-Andalus comme le firent les Almoravides et les Almohades, furent militairement présents dans le règne grenadin, occupant notamment Algésiras, Gibraltar et Ronda.

Trois étapes de l’intervention militaire mérinide dans la péninsule Ibérique méritent d’être signalées : 1ère étape : 1263-1310, années marquées par le zèle du sultan mérinide Abū Yūsuf pour défendre les frontières territoriales d’al-Andalus, où il se déplaça quatre fois en personne avec ses troupes (1275, 1277, 1282 et 1285). Son successeur, le sultan Abū Ya‘qūb, fit de même en 1291. Durant la première décennie du XIVe siècle, l’attention générale pour la zone du Détroit s’intensifia, et l’hégémonie sur cette importante enclave fut convoitée. À cet effet, les Mérinides occupèrent Sebta, dominée jusqu’alors par la dynastie locale des Azafides. Pour sa part, la Castille partit en 1309 à l’assaut d’Algésiras et Gibraltar, occupées par Ferdinand IV.

2ème étape : L’ascension au trône mérinide d’Abū al-Hassan, en 1331, marque le début d’une nouvelle phase d’intervention, qui n’était plus la défense des frontières terrestres de Grenade mais plutôt le passage maritime vital entre al-Andalus et le Maghreb. La lutte se regroupe contre Alphonse XI de Castille pour la possession du Détroit, et finit avec échec cuisant des Mérinides au Salado en 1340.

3ème étape : Après 1340, aucun sultan mérinide ne retourna dans la péninsule Ibérique, puisque leur attention était attirée par de graves affaires au Maghreb. Alphonse XI occupe Algésiras en 1344, part très vite contre Gibraltar où il meurt en 1350 lors du siège. Onze ans plus tard, les Mérinides rendirent Ronda aux Grenadins, et en 1374 Gibraltar, liquidant ainsi leur présence militaire dans la péninsule Ibérique.

Les Mérinides envoyèrent des armées formées par des Arabes maghrébins et surtout par des Berbères de « différentes Kabyles : Mérinides, Zayyanides... », comme l’explique le vizir grenadin Ibn al-Khatīb dans sa Lamha, chronique de Grenade. Il faut remarquer qu’il y avait une majorité de Zénètes. Les sources arabes les appellent « expéditionnaires maghrébins » (alghuzāt al-maghāriba), que le Baron de Slane, en traduisant le Kitāb al-‘ibar d’Ibn Khaldūn, rend par « volontaires de la Foi », qui leur est appliqué d’habitude à cause de leurs idéaux de Guerre Sainte. Ils étaient sous les ordres de leurs propres chefs et sous le commandement d’un « chef de chefs », selon la précision d’Ibn al-Khatīb, « choisi parmi les grands des tribus mérinides et parent du roi du Maghreb », jusqu’à ce que l’émir grenadin Muhammad V les plaçât sous ses ordres directs.

D’importants personnages maghrébins, dont des princes de la dynastie des Mérinides, s’établirent à Grenade, où certains, comme le lignage des Merin de Fès, restèrent jusqu’après le XVe siècle.

Rapports culturels entre la Fès mérinide et la Grenade nasride

Les liens culturels entre Andalous et Maghrébins furent toujours profonds dans le large espace de la culture arabo-islamique. Ces liens s’étaient consolidés depuis des siècles avant qu’ils n’atteignent, surtout grâce au mécénat des deux dynasties, un épanouissement que l’on peut qualifier d’« Âge d’Argent » de la culture arabo-islamique, dans cet Occident islamique durant cette période des Nasrides et des Mérinides du XIVe siècle.

Des savants et des écrivains de Grenade et de Fès se retrouvaient et se fréquentaient dans tout l’espace culturel arabo-islamique, depuis l’Orient jusqu’en Occident. Dans ce grand espace, les Andalous et les Maghrébins échangèrent des savoirs et des expériences et cimentèrent une solide base commune de savoirs et d’activités érudites. En Orient islamique ils sont fréquemment nommés de manière conjointe comme « des gens de l’Occident islamique » : al-maghāriba, ce qui indique que les liens culturels entre Andalous et Maghrébins étaient tellement solides qu’ils formaient un ensemble d’une homogénéité remarquable dont le résultat collectif doit être qualifié comme « andalou- maghrébin », formant ainsi un patrimoine commun.

Par ailleurs, les rapports culturels entre oulémas, scientifiques et écrivains andalous et maghrébins se produisirent intensément à travers l’espace territorial voisin des « deux rives » (al-‘idwatayne) de la Méditerranée occidentale, si liées depuis la fin du XIe siècle.

Bien sûr, les contacts grenadins furent particulièrement intenses avec le Maghreb, durant les XIIIe et XIVe siècles, d’une part car les gens allaient à Grenade pour divers motifs et d’autre part parce que la présence constante d’écrivains et savants andalous dans le nord de l’Afrique s’intensifia à partir du XIIIe siècle. À cette époque, en effet, les pertes territoriales provoquèrent l’émigration massive des élites cultivées d’al-Andalus, surtout vers le Maghreb, d’où elles entretinrent des liens en tout genre avec l’émirat nasride.

Ainsi culmina l’unité culturelle de l’Occident islamique qui se cimentait depuis plusieurs siècles avec les liaisons sous les Almoravides et Almohades. Ces intenses rapports politiques entre Mérinides de Fès et Nasrides de Grenade servirent de cadre à des rapports de tout type entre les deux émirats, avec des allées et venues fréquentes, avec pas moins de quatre voyages du vizir et polygraphe grenadin Ibn al-Khatīb « à l’autre rive », ou les trois voyages du poète malaguène Ibn al-Murahhal à Fès. Les écrivains et les savants n’étaient pas les seuls à circuler : des émirs, des vizirs, des ambassadeurs, des généraux, des soldats, des commerçants faisaient de même… Ainsi les contacts culturels étaient cadrés dans tous les domaines de la vie globale des deux rivages de la Méditerranée occidentale.

Il suffit de lire les sources arabes de cette période pour se rendre compte de la profonde dimension des contacts culturels entre les savants et les écrivains andalous et maghrébins. Les répertoires biographiques composés aussi bien à Grenade qu’au Maghreb nous en informent, comme la « Suite de la Sila » de Ibn az-Zubayr (m. Grenade, 708 H./1308 ap. J.-C.) ; le « Programme d’études » d’al-Tujibi (m. 730 H./1329 ap. J.-C.) de Sebta, très axé sur al-Andalus ; les biographies incluses dans certaines de ses oeuvres par l’intellectuel membre des Nasrides installé au Maghreb, Ibn al-Ahmar (m. 808 H./1405 ap. J.-C.), et également par Ibn al-Khatīb, si souvent mentionné ; les répertoires composés par les Maghrébins, pleins de biographies de Grenadins savants, comme le Dayl d’al-Marrākushī (m. 703 H./1303 ap. J.-C.), et celui d’as-Sarrāj, d’une famille émigrée de Ronda au Maghreb, mais qui naquit et mourut à Fès en 805/1402 ; le « Programme » d’études d’al-Munturi (m. à Grenade, 834 H./1431 ap. J.-C.) ; également d’al-Mājarī(m.

862 H./1458 ap. J.-C.) ; les répertoires biographiques d’al-Wadi  shī, longtemps résident à Grenade, d’où il émigra en 984 H./1488 ap. J.-C. Toutes ces oeuvres réunissent des centaines de biographies qui témoignent des formidables échanges culturels entre « les deux rives ».

Les Andalous et les Maghrébins partageaient des systèmes culturels et éducatifs, entre autres la nouvelle institution « universitaire » de la madrasa, créée en Orient islamique au XIe siècle, introduite à Fès par les émirs mérinides dès 1271 et à Grenade par les Nasrides en 1349. Les échanges de professeurs entre ces centres d’enseignement et d’autres étaient nombreux.

De même, les manuscrits circulaient aisément et profusément entre les deux rives. Dans les deux espaces, nasride et mérinide, on cultivait les mêmes genres littéraires et scientifiques, caractéristiques de la culture arabo-islamique. Par ailleurs, certains d’entre eux se répondaient et se complétaient de façon remarquable, tels que résumés de chroniques, répertoires biographiques, récits de voyages, collections de consultations juridiques, précis de grammaire et évidemment recueils de poésie.

Des centaines de personnalités cultivées andalouses résidèrent au Maghreb et inversement des Maghrébins, bien que moins nombreux, vécurent en al-Andalus. Parmi ceux dont l’existence était à cheval sur les deux territoires, on peut citer : l’éclectique Malik b. al-Murahhal, né à Málaga en 604 H./1207-1208 ap. J.-C., qui étudia dans sa ville natale et à Séville et mourut à Fès, où il était allé pour la troisième fois en 699 H./1300 ap. J.-C., après avoir passé la plupart de sa vie à Sebta, grand lieu d’échanges. D’autres personnalités cultivées andalouses installées au Maghreb furent : le Grenadin Ibn Juzayy, secrétaire à la cour mérinide, le malaguène al-Ansāri, anciennement directeur de la madrasa de Salé, le mystique Ibn ‘Abbād de Ronda, prédicateur à la Qarawiyyine de Fès...

Par ailleurs, des liens culturels s’établirent au contact des juifs qui, en provenance de l’émirat nasride, s’installèrent à Fès. Ainsi, le rabbin de Grenade Seadyah ben Danan, émigra à Fès lors de la conquête castillane de Grenade et mourut à Fès en 1492. Auteur d’un important Dictionnaire judéo-arabe, il représente la brillante contribution en arabe des juifs d’al-Andalus et son rayonnement maghrébin.