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l’âme du Maroc

Fès et le Portugal aux XVe et XVIe siècles

C’est dans le contexte de l’effritement de l’État mérinide que se produit l’apparition sur la scène politique du clan des Beni Wattās. Après la mort en 1358 d’Abū ‘Inān, le pouvoir des sultans de Fès s’affaiblit. On compte 14 règnes en quarante années, jusqu’à 1398. Auprès de souverains jeunes et faibles, le rôle de vizirs, leurs tuteurs, grandit. Cette dualité de pouvoirs permet aux cheikhs hostiles à la centralisation de gouverner à leur guise dans leurs territoires. Absente d’Espagne depuis 1374, ramenée sur le territoire du Maroc, la dynastie mérinide y est contestée et menacée. Grenade ou Tlemcen interviennent en soutenant des prétendants. Les guerres entre l’un d’eux soutenu par Grenade et le sultan de Fès ont provoqué de nombreuses et graves destructions matérielles dans le nord du pays: elles étaient encore visibles un siècle plus tard. Ces troubles sont mis à profit par le Portugal pour s’emparer, en août 1415, de Sebta, la clé du détroit de Gibraltar. Cette intrusion dans la zone d’influence de la Castille définie au traité de Monteagudo en 1240 peut surprendre, elle s’explique par son évolution interne.

Vainqueur des Castillans à Aljubarrota en 1385, D. João, Mestre d’Avis, a été proclamé roi. La nouvelle monarchie pour gagner en légitimité cherche à s’engager dans l’entreprise valorisante de la guerre contre les Musulmans. Fernando régent de Castille, qui reprend la guerre contre Grenade, refuse le concours portugais. En 1410, il s’empare d’Antequera. En 1411, la paix est signée entre les deux couronnes ibériques. L’expédition contre Sebta, qui permettrait de se réintroduire dans la guerre contre les Musulmans, est préparée avec soin dans le secret du but visé. Une bulle de croisade est obtenue de Rome. La situation intérieure du royaume de Fès menacé de désintégration donne l’espoir de lui faire subir un sort analogue à celui de Grenade.

Pendant qu’Abū Sa‘īd ‘Uthmān III lutte contre son oncle Abū Hassūn maître de Meknès, Sebta (Ceuta) la ville du Détroit est conquise en août 1415, mais ce n’est pas, contrairement à ce qui a pu être affirmé, le début d’un plan d’expansion, pas plus que les motifs économiques ont été déterminants : Sebta n’était plus la grande place de commerce qu’elle avait été au XIIIe siècle harcelée par des volontaires rend impossible une vie économique normale. Le blé si nécessaire au Portugal n’en vient pas, mais des plaines atlantiques; Sebta n’était qu’un entrepôt et un marché. D. João devait donner par la guerre des satisfactions à la classe seigneuriale, qui ne pouvait en trouver dans la péninsule. Au lendemain de la conquête de Sebta, il invite la Castille à reprendre avec lui la lutte contre les Musulmans, comme pour donner un nouveau départ à la Reconquista. Elle refuse.

Il fait valoir le bienfait pour la Chrétienté d’avoir rendu la navigation plus sûre dans le Détroit, où depuis quelque temps une piraterie, pas seulement musulmane, s’était développée. Mais il est embarrassé par sa conquête qui ne rapporte guère et dont la défense coûte cher. Malgré des efforts considérables du sultan de Fès, l’afflux de volontaires de la foi et l’aide de Grenade, qui espérait garder la ville, elle n’a pu être reprise en 1419. La décomposition continue dans le nord du Maroc et le Gharb ravagés par des rebelles pendant une vingtaine d’années à partir de 1411.

Les Banī Wattās installés dans la région du Rif, autour de la place forte de Tazūta, à l’est du Rif, à la mort d’Abū Hassūn se sont saisis de Bādis, de Salé et contrôlent l’axe Salé-Fès. Abū Sa‘īd ‘Uthmān III est assassiné en 1420 par son vizir et toute sa descendance massacrée sauf un enfant d’un an, ‘Abd al-Haq. Tlemcen en profite pour installer à Fès un descendant d’Abū Inān. Mais le maître de Salé, Abū Zakariyā Yahyā ben Zayyān al-Wattāssi surnommé Lazraq réagit, fait proclamer ‘Abd al-Haq sultan et s’instaure son protecteur. Le Hafside de Tunis s’empare de Tlemcen en 1425 et menace Fès. Abū Zakariyā lui offre une forte somme et peut-être lui fait hommage pour écarter le danger.

D. Duarte, qui a succédé à son père en 1433, veut en accord avec ses frères et en particulier D. Henrique, dit le Navigateur, s’emparer de Tanger pour consolider la possession de Sebta. Il décide en juillet 1437 cette opération placée sous le signe de la croisade. Mais le siège est mal conduit et les Portugais sont encerclés par l’armée de Fès venue au secours de la ville. Pour éviter un désastre, ils sont obligés de capituler en octobre. Pour se rembarquer le roi D. Duarte doit signer un traité par lequel il s’engage à rendre Sebta et laisse, en gage de son exécution, son jeune frère, D. Fernando, en otage. Mais sous différentes pressions, dont celle de D. Henrique qui avait poussé à l’entreprise, et malgré son affection pour son frère, D. Pedro qui exerce la régence après la mort de D. Duarte (de chagrin, dit-on) se refuse à restituer Sebta, tout en essayant d’obtenir la libération du prince. D. Fernando meurt à Fès, en 1443 et prend la figure d’un martyr : O Infanto Santo. Le mérite de la victoire est attribué à Abū Zakariyā, le tuteur de ‘Abd al-Haq, qui en tire bénéfice pour renforcer son pouvoir. Il est le vrai maître à Fès.

Peu après la victoire de 1437 sur le Portugal, on découvre à Fès, en présence d’Abū Zakariyā dans la mosquée des Chorfas, la tombe d’Idris ben Idris, que certaines sources anciennes situent pourtant ailleurs auprès de son père. Cet événement scelle l’alliance d’une branche des Chorfas idrissides et des Banī Wattās, et accroît pour un temps le pouvoir de ces derniers. Abū Zakariyā doit faire face à la poussée des Chaouia qui menace Fès. Cette confédération résulte d’un amalgame d’éléments arabes et de pasteurs berbères. Le vizir meurt en les combattant en 1448. Son neveu, ‘Ali, lui succède. La lutte contre ces ennemis intérieurs et contre les Portugais épuise le trésor, d’autant plus que le territoire contrôlé par le sultan de Fès est réduit.

Le Portugal reste dans l’univers mental de la croisade, mais ne néglige pas la recherche du profit.

L’échec de Tanger incite l’Infant Henrique à diriger l’expansion vers le sud, avec sans doute l’idée de prendre à revers l’islam maghrébin. Les résultats économiques obtenus au-delà du Sahara renforcent les moyens de la monarchie et lui permettent de revenir au projet marocain, L’intérêt des Portugais grandit pour la région « des Plages » entre Salé et Safi, où ils se procurent des produits nécessaires à la traite de Guinée et des céréales dont leur pays manque en permanence. En 1449, Afonso V concède au prince Henrique, son oncle, les droits sur les marchandises provenant d’une zone comprise entre le cap Cantin et le cap Bojador. Après une compétition assez âpre avec la Castille autour des Canaries, la tension s’apaise à la mort de Juan II son roi, en 1454. Le 8 janvier 1455, la bulle Romanus Pontifex accorde au Portugal le droit de conquête au Maroc et en Afrique : ceux qui troubleraient sa possession seront excommuniés. Un projet portugais de s’emparer de Safi, qui se rend autonome à cette époque, est éventé en 1455-1456.

Une croisade décidée par le pape en 1453 en vue de secourir Constantinople, pour laquelle Afonso V lève des troupes, est abandonnée. L’idée est reprise en 1457 et le roi fait frapper à cette occasion une excellente monnaie d’or, le cruzado, qui illustre les profits du commerce africain. Seul à se croiser, son entourage le décide à combattre les musulmans au profit de son pays. L’objectif choisi est Qasr as-Saghīr. Pour prendre cette petite ville, 220 navires, 20.000 hommes sont réunis.

La flotte arrive devant elle, le 16 octobre 1458. Après un bref engagement sur la plage, l’attaque est lancée pendant la nuit et une grosse bombarde abat un pan de la muraille. La population propose de se rendre si on lui accorde la vie sauve. Le roi exige une capitulation. Le 18 octobre, il prend solennellement possession de la ville. Cette fois encore des troubles intérieurs ont empêché de la secourir.

En novembre, ‘Ali ibn Yūsuf, qui a succédé à son oncle Abū Zakariyā en 1448, vient y mettre le siège. Des difficultés de ravitaillement et des désobéissances de ses troupes l’obligent à l’abandonner au bout de 53 jours. Il doit faire face à des rébellions et meurt dans le Tamesna en les combattant.

Les Portugais construisent rapidement sur la plage un gros ouvrage fortifié (couracha) pour pouvoir ravitailler la place par mer. Du 2 juillet au 24 août 1459 un second siège conduit par Yahyā fils d’Abū Zakariyā est encore un échec et les pertes humaines causées par les armes à feu sont lourdes. Les conséquences politiques sont importantes pour les deux pays. Tandis que le pouvoir à Fès connaît des difficultés, Afonso V est stimulé dans son désir de s’engager au Maroc. En 1463 une tentative de prendre Tanger par surprise échoue, puis en guerroyant aux environs d’Asilah, le roi est attaqué, mais sauvé par le gouverneur de al-Qasr, D. Duarte de Meneses qui périt en le protégeant.

‘Ali meurt en 1458, son neveu Yahyā lui succède. On voit ainsi se constituer à côté du sultan mérinide une dynastie vizirielle, qui lui fait de l’ombre et risque de le supplanter. ‘Abd al-Haq saisit comme prétexte pour se débarrasser de Yahyā les mesures qu’il prend pour tenter de rétablir les finances. Il est assassiné et une grande partie de la famille wattasside massacrée. Ne réchappe que Muhammad ash-Shaykh établi à Asilah. Le règne personnel de ‘Abd al-Haq est de courte durée. La gravité de la détresse financière le conduit à confier la gestion des finances à un Juif et à s’attaquer aux privilèges des Chorfas. L’origine et le déroulement de la révolte qui aboutit à son exécution en 1465 ne sont pas des plus clairs. Un idrisside, Muhammad ben ‘Ali ben ‘Imrān al-Jūti, est alors porté au pouvoir, mais se heurte à de fortes oppositions hors de Fès. Depuis Asilah, dont il est le seigneur, Muhammad ash-Shaykh se pose en vengeur du Mérinide et prétend au trône. Il vient attaquer Fès. Dans un premier temps, il est vaincu près de Meknès en 1466, puis repoussé à plusieurs reprises Cette fois encore les Portugais mettent à profit les difficultés intérieures du Maroc. En 1468 ou 1469, commandés par D. Fernando, neveu du roi, ils se sont emparés d’Anfa, que ses habitants ont abandonnée à la vue d’une puissante escadre, mais n’ont pu s’y maintenir et ils ont détruit la ville avant de se retirer. Peut-être avaient-ils le projet d’installer un point d’appui dans les plaines céréalières et de tendre la main aux Chaouia éternels ennemis de Fès. En 1471, pendant que Muhammad ash-Shaykh fait le siège de cette ville, Afonso V s’empare d’Asilah, sa seigneurie et capture ses épouses. Arrivé trop tard pour secourir sa ville, il doit signer un traité qu’il considère comme une trêve de vingt ans et laisse en otage un fils, Muhammad qui sera surnommé al-Burtughāli. Les habitants de Tanger qui se voient abandonnés ont quitté leur ville aussitôt occupée par le Portugal.

Il annexe la Tingitane dont il fait un Algarve d’Além Mar. Le Wattasside réussit à prendre Fès, mais le territoire sur lequel s’exerce son autorité est limité. Les Chaouia sont toujours menaçants. Au nord-est, autour de Debdou s’est constituée une principauté avec laquelle les relations sont difficiles.

Un Idrisside Sharīf ‘Alami, en crée une autre à Chefchaouen, il refuse la paix avec le Portugal contre lequel il guerroie et il est en mauvais termes avec Fès. À Marrakech, le vice-roi, an-Nasr al-Hintāti est presque indépendant, mais il se heurte à des tribus arabes proches de la ville. Le Sous est morcelé en de nombreuses entités ainsi que le Tadla et le Tafilalt.

Le sultan wattasside, comme ses prédécesseurs mérinides, se considère comme un chef de tribu, un Cheikh, c’est le titre qu’il se donne. Mais il a beaucoup de peine à être reconnu comme le premier d’entre eux par les chefs locaux. Le sultan de Fès souffre de la faiblesse de ses moyens financiers.

Les impositions légales de la zakāt et de l’ashūr ne suffisent pas à alimenter le trésor. D’autres taxes s’y sont ajoutées. Le système fiscal est complexe, il n’est pas uniforme. Une partie des impôts est perçue en nature. Pour éviter les transports de fonds, un maximum de recettes est affecté à des dépenses locales, par exemple l’entretien de cavaliers par les autorités provinciales. Comme le dit Léon l’Africain, le roi de Fès a un grand royaume, mais il n’a qu’un petit revenu et ce n’est même pas le cinquième qui parvient entre ses mains.

Safi vers 1480, puis Azemmour un peu plus tard deviennent vassales du Portugal. Faute de moyens peut-être, celui-ci n’a pas occupé Larache ni Anfa auxquelles il prétendait avoir droit par le traité. Pour en finir avec les corsaires qui se sont installés à Larache et fermer un accès du royaume de Fès, D. João II obtient l’aide financière de l’Église par une bulle de croisade. Il tente d’installer une forteresse appelée La Graciosa à l’embouchure du Lukkos en 1489. La réaction très énergique du sultan de Fès l’oblige à évacuer les lieux et un nouveau traité est signé pour dix ans. Il est observé par les signataires mais contesté par ‘Ali ben Rashīd, le Sharīf de Chefchaouen contre lequel les Portugais mènent des expéditions à partir de Tanger et d’Asilah, en réponse à la guerrilla qu’il organise contre eux. Sur mer la course musulmane se développe, nourrie par des Grenadins, dont un grand nombre se sont installés à Tétouan dirigée par l’un d’entre eux, al-Mandari.

La prise de Grenade par les Rois Catholiques en 1492 a des retentissements au Maroc. Des réfugiés affluent principalement à Fès et dans le nord du pays, à Tétouan, à Chefchaouen mais aussi à Salé. Certains apportent leur expérience dans l’administration wattasside. Des arbalétriers renforcent l’armée. Des marins participent à la guerre de course. Des artisans s’installent. Dans l’agriculture, des Grenadins introduisent ou développent des techniques et des productions dans lesquelles ils sont experts : la soie, le sucre. Mais leur accueil est parfois difficile. La révolte de Grenade qui éclate en 1500 a certainement influé sur la rupture de la paix entre le Portugal et Fès. Muhammad ash-Shaykh al-Wattāssi vient attaquer Tanger et Asilah en 1501. Le Portugal perd rapidement le contrôle de l’Algarve de Além Mar, devant l’action du sultan de Fès et de ‘Ali ben Rashīd de Chefchaouen. Il garde les villes de Sebta, Qasr (Alcacer), Tanger et Asilah bien fortifiées, défendues par une artillerie efficace et secourues par mer ce qui les rend très difficiles à conquérir. De là peuvent être lancées des expéditions dans les campagnes environnantes, parfois assez loin de leur point de départ.

En face, le sultan de Fès a disposé un réseau défensif dont les points d’appui sont des places fortes comme Tétouan, qui est rentrée dans son obédience, Al-Qsar al-Kabīr et Asjen (près de Ouezzane), dans lesquelles stationnent des garnisons de fantassins et de cavaliers. Elles ont aussi de l’artillerie, qui paraît toutefois inférieure en nombre et en qualité à celle des Portugais. Dans la campagne, des troupes de cavaliers sont déployées. Ces mukhaznis sont entretenus par l’impôt local, le plus souvent payé en nature et entreposé dans des magasins (makhāzin), d’où leur nom.

Leur réseau est assez dense le long d’un affluent de l’oued Lukkos, l’oued Makhāzine, près duquel se déroulera la bataille dite des Trois Rois en 1578. À côté de ces troupes régulières, des tribus qui guerroient contre les positions chrétiennes, comme les Beni Gorfat, sont exemptées d’impôt. Le sultan compte aussi sur l’importante armée de réserve que constituent les Arabes du Gharb, en particulier les Khult. Il a auprès de lui dans sa capitale plusieurs milliers de cavaliers, qu’il solde et qui constituent sa garde. Il peut les engager s’il le juge nécessaire, comme ce fut le cas contre La Graciosa en 1489. Dans les eaux proches des côtes et du Détroit se déroule une guerre de course, tout à fait indépendante du pouvoir fassi : ce jihād sur mer est le fait de marins des petits ports du Rif comme Targa, Bādis, qui ont reçu le renfort de Grenadins expérimentés et déterminés. C’est une menace qui pèse sur la liaison entre les places du Maroc et la métropole vitale pour le Portugal, aussi doit-il maintenir présente une flotte dans les eaux du Détroit.

Autour des places portugaises, les fronteiras, on assiste à une guerre qui ressemble à celle qui a eu lieu longtemps sur la frontière de Grenade. La Chronique d’Arzila, de Bernardo Rodrigues, la décrit de façon très vivante. Elle est faite de coups de main, d’embuscades, rarement d’opérations d’envergure et seulement lorsque les hautes instances les décident. Les militaires portugais comptent sur le pillage des villages plus ou moins éloignés pour s’enrichir ou simplement améliorer le ravitaillement ordinaire. Les expéditions les plus profitables sont souvent guidées par des musulmans convertis. Du côté marocain, on trouve de véritables professionnels, qui semblent, pour certains, plus attirés par les profits que motivés par le jihād et la défense du territoire. Les combattants des deux camps qui mènent une vie identique et se connaissent bien en arrivent à s’estimer, presque à fraterniser. Des deux côtés, on considère que le meilleur du butin est constitué par des prisonniers.

Ils représentent une bonne valeur marchande, peuvent être vendus ou rachetés, si leur famille le demande et en a les moyens. Leur rançon ou leur échange donne lieu à des contacts et des négociations dont sont chargées des personnes habilitées, qui jouissent d’une immunité, du côté portugais les alfaqueques, les fakkakine du côté opposé. Les êtres humains étant objet de commerce, on s’efforce de les capturer plutôt que de les tuer. Il arrive tout de même que le sang soit répandu sans mesure lorsqu’il s’agit de se venger. Les destructions dans les villages attaqués ne sont pas rares, celle des moissons est jugée criminelle lorsqu’elle se produit. Il est difficile pour les Portugais de s’emparer des réserves de céréales, car il leur faudrait les transporter, par contre le bétail est la proie de maraudeurs ou d’équipes bien entraînées à ces coups de main. Cet état de guerre n’est pas permanent, il laisse place à des périodes de calme et n’empêche pas le commerce. Des caravanes de marchands circulent entre Asilah et Fès, où résident certains d’entre eux. Il arrive même que les chefs militaires se rendent des visites de courtoisie.

D. Manuel, roi de Portugal depuis 1495, veut agir au Maroc dans un esprit de croisade, mais en même temps il a des buts économiques. Il veut se procurer des céréales dont le Portugal manque de façon chronique et des produits nécessaires aux échanges avec les Noirs, c’est-à-dire, des tissus de laine, des chevaux, un peu de blé, contre lesquels on obtient essentiellement de l’or et des esclaves.

Devenu maître de la route maritime des épices depuis 1500, il est un souverain riche et puissant vers lequel se tournent des pouvoirs locaux marocains à la recherche d’un protecteur. Il veut renforcer sa présence dans les villes vassales, mais Azemmour ne paie pas régulièrement le tribut et Safi s’oppose à la construction d’une forteresse. À partir du Castelo Real de Mogador, construit en 1506, une aide est apportée aux conjurés qui assassinent le qā‘id rebelle de Safi. Pour finir, la ville est occupée militairement en juillet 1508. Peu après la même opération échoue à Azemmour.

La même année, Muhammad al-Burtughāli attaque Asilah et manque de peu de s’en emparer.

La ville est sauvée par l’arrivée de la flotte qui revient d’Azemmour. Des tribus incitées au jihād par le Hintāti de Marrakech assiègent Safi en décembre 1510, peu après la perte, dans des circonstances inconnues, du Castelo Real. D. Manuel nomme un capitaine énergique à Safi et lui adjoint un des conjurés, Yahyā ou Tā’fouft, pour l’aider à soumettre les populations voisines. De 1510 à 1512 de nombreuses tribus et des bourgades des Doukkala et des Shiadhma signent des traités par lesquels elles se reconnaissent vassales et paient des tributs en nature (chevaux, céréales) aux capitaines de Safi et d’Azemmour. Au nord, al-Burtughāli attaque Tanger et de nouveau Asilah en 1511. Il semble que le Portugal veuille par une progression au sud, dans le territoire qui échappe à l’autorité du sultan de Fès, réaliser une manoeuvre d’encerclement. En janvier 1513, D. Manuel rachète la petite forteresse de Santa Cruz du Cap de Gué à un seigneur qu’il avait incité à la créer par ses propres moyens en 1505. En août une puissante expédition placée sous le signe de la croisade s’empare d’Azemmour. L’année suivante des Portugais avec des contingents alliés atteignent Marrakech. Le sultan de Fès, devant la menace réagit, en mars 1514, une armée conduite par Moulay An-Nāsir al-Wattāssi, son frère, pénètre dans la Doukkala, suscite l’inquiétude de Safi et d’Azemmour, mais ne les attaque pas. Elle ravage les terres des vassaux du Portugal, avance vers le Tadla en passant à proximité de Marrakech, harcelée et pillée le long de son parcours par les tribus. Son but semble avoir été de rappeler ces régions à l’obéissance, mais Yahyā ou Tā’fouft n’a pas pu être détaché de l’alliance portugaise. La campagne militaire et les démarches wattassides n’ont obtenu aucun résultat décisif. Le capitaine de Safi obtient néanmoins du roi que Yahyā soit envoyé au Portugal en l’accusant de préparer une trahison. En fait, son pouvoir inquiète. Au même moment, Nasr al- Hintāti craignant que le sultan veuille le soumettre, fait des ouvertures à D. Manuel, qui lui envoie un émissaire en août 1514, apparemment sans suite. Dans cette situation, il fallait unir les forces opposées au danger chrétien : c’est le but de la mission de Hassan al-Wazzān (Léon l’Africain) auprès des Chorfas Sa‘adiens dans le Sous.

L’année 1515 est décisive. En avril, une attaque de Marrakech par les Portugais et leurs alliés est repoussée grâce à l’aide apportée par le sultan de Fès et les Sa‘adiens, qui depuis peu se sont installés au nord de l’Atlas dans le pays des Haha. Cet échec n’a pas de conséquences sur la décision de D. Manuel d’attaquer directement le sultan de Fès. Des forces importantes débarquent le 25 juin à l’embouchure de l’oued Sebou, dont l’année précédente il avait fait faire la reconnaissance, pour y construire une forteresse appelée São João da Mamora. Ce sont huit mille hommes de guerre, de nombreux travailleurs, des artisans, des familles destinées à s’y installer, du matériel de construction, de l’artillerie et des vivres. Une autre fondation est prévue ensuite à Anfa. Ainsi espère-t-il étouffer son adversaire. Mais Muhammad al-Burtughāli réagit avec vigueur et détermination. Il assiège la position portugaise, dont l’emplacement est mal choisi à flanc de colline, bloque l’arrivée de secours par mer en obstruant l’embouchure du fleuve en aval de la forteresse et en y installant une puissante artillerie. Leur situation devenant intenable à cause des bombardements, du paludisme, de l’absence de secours, les Portugais tentent d’évacuer la position, mais le mouvement se fait au début du mois d’août dans le désordre et tourne au désastre. Ils subissent de lourdes pertes en hommes et en matériel. Il s’agit d’un tournant dans la confrontation. L’effet psychologique est important : le Portugal n’est pas invincible. Toutefois quelque temps encore les Portugais maintiennent en partie leurs positions dans les plaines atlantiques, malgré la mort du capitaine de Safi en 1516. Yahyā ou Tā’fouft, qu’il avait envoyé au Portugal, est rappelé, mais il est assassiné en 1518.

L’année suivante, une forteresse est construite à l’embouchure du Tensift, le Castelo d’Aguz, aujourd’hui Souira el-Qdima. Devant les attaques incessantes, elle sera abandonnée en 1525.

D. João III qui a succédé à son père en 1521, hérite d’une situation difficile qui va encore se dégrader.

Des tractations se déroulent en 1522 en vue d’une alliance avec la puissante confédération des Chaouia, toujours hostile à Fès, mais elles n’aboutissent pas. La disette et la peste qui ravagent les plaines atlantiques de 1520 à 1522 accordent un répit aux Portugais. Ils bénéficient ensuite de la tension croissante entre les Sa‘adiens et le sultan wattasside et de la crise de succession qui se produit à Fès. Mais les capitaines des places du Maroc se plaignent de leur manque de moyens.

Ils tentent de vivre sur le pays voisin en faisant des razzias, ce qui dresse contre eux une partie des populations ou les incite à fuir. En fait, les habitants des plaines atlantiques sont le jouet des ambitions rivales des pouvoirs qui se disputent leur contrôle.

La mort de Muhammad al-Burtughāli en 1524 ouvre une crise qui est un retour aux funestes pratiques des Mérinides. Dans le respect de la coutume tribale, son frère ‘Ali, surnommé Bū Hassūn, lui succède. C’est un homme énergique, il le prouvera. Autour de lui, un complot arrive à le déposer et le remplacer par le fils du Burtughāli, Ahmad, jugé plus malléable. Il a été mené par Moulay Brahīm, fils de ‘Ali ben Rashīd de Chefchaouen. Rapidement on constate du côté portugais qu’il est le véritable dirigeant, avec lequel les relations vont devenir assez bonnes, dans la mesure où son souci principal est la puissance croissante des Chorfas Sa‘adiens. À partir de ce moment, le face à face entre le sultan de Fès et le Portugal se complique du fait de l’entrée en scène de ce troisième acteur.

Les Sa‘adiens n’ont pas profité de la crise à Fès, car ils se trouvaient au sud de l’Anti-Atlas et ils ont dû faire face à une révolte à Marrakech de Nasr al-Hintāti, surnommé Bū Shantūf. Ahmed al- A‘raj le fait disparaître et installe sa chancellerie dans cette ville qui devient sa capitale. Il ne cache pas sa revendication du pouvoir. Inquiet, le Wattasside vient l’assiéger, mais doit renoncer en juin 1527 à cause d’un soulèvement à Fès. L’année suivante, à la suite d’un engagement indécis à Animay (aujourd’hui Sidi Rahhal), des personnalités religieuses imposent un traité entre les adversaires.

Ce n’est qu’un répit, chacun essaie en 1529 d’obtenir une trêve avec le Portugal où certains se font encore des illusions sur la possibilité de soumettre le Maroc. Al-A‘raj vient attaquer Azemmour au printemps 1530, mais se retire lorsqu’il apprend que le Wattasside marche sur Marrakech.

Malgré l’invitation du Sa‘adien à reprendre le jihād, les autorités de Fès se rapprochent du Portugal.

C’est ainsi que le qā‘id du Tadla, al-‘Attār est en relation d’affaires avec Azemmour.

D. João III qui a de plus en plus de difficultés à entretenir les places du Maroc, qui coûtent cher et ne lui rapportent rien, envisage leur évacuation. En 1533, parmi les personnalités consultées, la plupart des nobles s’y opposent, au nom de l’honneur et de la défense du christianisme et l’engagent à préférer le Maroc à l’Inde où pourtant les profits du roi sont grands. Il renonce à son projet car le sultan de Fès lui propose une trêve dont il a besoin pour se prémunir contre les Sa‘adiens.

Ceux-ci, bien qu’ils aient échoué dans leurs attaques en 1533 contre Santa Cruz et en 1534 contre Safi, ont démontré leur volonté de jihād, au contraire du Wattasside. Al-‘Araj remporte sur lui une facile victoire sur l’oued al-‘Abīd en 1536: les Khult, puissante tribu arabe de l’armée de Fès, ont lâché pied. Cette fois encore des religieux s’entremettent pour éviter la poursuite de la guerre et l’effondrement complet du Wattasside, mais ils opèrent un partage de fait du pays. On parle dès lors du royaume de Fès et du royaume de Marrakech.

Après une nouvelle attaque contre Azemmour en 1537, al-A‘raj obtient facilement du Portugal une trêve de trois ans afin de poursuivre son action contre Fès. Ahmad al-Wattāssi, de son côté, va jusqu’à conclure en 1538 un accord avec le Portugal. Pour celui-ci c’est la possibilité de gros contrats de livraison de blé embarqué à la Mamora et à Larache. Un envoyé de D. João III chargé de ces affaires réside à Fès. Son témoignage est précieux sur l’affaiblissement du pouvoir après la mort de l’énergique Moulay Brahīm. Ahmad al-Wattāssi ne réagit pas contre les intrigues et les rébellions qui reprennent. En 1540 al-A‘raj avance vers le Tadla et cherche à couper les routes de commerce du pays des Noirs vers Fès.

Son frère, Muhammad ash-Shaykh resté dans le Sous y a préparé avec soin l’attaque de Santa Cruz. La petite ville est prise en mars 1541, ce qui a un grand retentissement. Le coup est rude pour le Portugal qui décide d’évacuer Safi et Azemmour trop vulnérables et de ne garder dans ce secteur que Mazagan qui a un bon port. La place est si puissamment fortifiée selon des conceptions architecturales nouvelles qu’elle tiendra jusqu’en 1769. Les villes du nord, Asilah, Tanger, Sebta, al-Qasr as-Saghīr, sont conservées car leurs défenses sont renforcées et elles peuvent être secourues par mer.

Ahmad al-Wattāssi est mécontent que D. João III ne lui ait pas cédé Azemmour avec son artillerie et devant la pression de ceux qui sont hostiles à une alliance avec les Chrétiens, il rompt la paix avec le Portugal en septembre 1543. Peut-être pense-t-il profiter de la rupture entre al-A‘raj et Muhammad ash-Shaykh. Ce dernier est victorieux dans l’Atlas à deux reprises, il entre à Marrakech en 1544. Mais Fès n’aide pas al-A‘raj qui obtient, par un nouvel arbitrage, de se réfugier dans le Tafilalt.

Les razzias que fait la garnison de Mazagan irritent le Sa‘adien qui lui inflige une sévère défaite et tente de s’en emparer par surprise, mais il ne cherche pas davantage l’affrontement avec le Portugal, afin de garder toutes ses forces disponibles contre Fès.

Ahmad al-Wattāssi tente un rapprochement avec le Portugal, mais il est trop tard. Muhammad ash-Shaykh assiège Fishtāla, la place forte du Tadla. Venu la secourir, le sultan de Fès est vaincu à l’oued Derna et fait prisonnier en septembre 1545. Bū Hassūn, qui avait été écarté et placé à la tête d’une vice-royauté avec pour capitale Bādis, reprend le pouvoir à Fès. Il fait proclamer le fils d’Ahmad, an-Nāsir al-Qasrī, organise la défense et fait appliquer rigoureusement la loi musulmane pour ôter aux Sa‘adiens des motifs de critique et d’intervention. Il fait appel à l’aide des Turcs d’Alger et pour l’obtenir fait hommage à Soliman le Magnifique. C’est une décision lourde de conséquences, car celui-ci espère ranger tout le Maghreb sous son autorité. Muhammad ash-Shaykh, qui n’arrive pas à s’emparer de Fès où la résistance est forte, décide de libérer Ahmad al-Wattāssi contre la cession de Meknès qu’il n’avait pas pu prendre. La paix signée en juillet 1547 stipule que le Sa‘adien possèdera tous les territoires conquis par lui, tandis que le Wattasside règnera sur un domaine réduit aux alentours de Fès et Taza. Cette décision sème le trouble dans son camp et il se montre aussi incapable qu’avant de prendre les bonnes décisions. Toutefois il est soutenu par un fort parti légitimiste qui repousse les prétentions de Muhammad ash-Shaykh. Celui-ci au terme d’un long siège obtient la reddition de Fès et entre dans la ville en janvier 1549. Il cherche à se concilier Abū Hassūn en lui garantissant la possession de Bādis et la possibilité de pratiquer la course en Méditerranée, mais celui-ci passe en Espagne, puis parvient à Alger d’où il revient avec l’aide des Turcs.

La prise de Fès inquiète l’Espagne et le Portugal où l’on craint une alliance du Sa‘adien avec les Turcs, ce qui serait une grave menace sur les places que les deux royaumes ibériques ont au Maroc.

Le Portugal décide d’abandonner Asilah et al-Qsar as-Saghīr, bien que leurs fortifications aient été renforcées, parce que leur accès est malcommode et qu’elles ne peuvent pas être facilement secou rues par mer. Il ne garde que Tanger et Sebta sur le Détroit et Mazagan sur la façade atlantique.

Cette décision mécontente Charles Quint qui interdit à ses sujets de se rendre au Maroc ou d’y demeurer. Les Français et surtout les Anglais en profitent pour nouer des liens commerciaux très fructueux.

Le face à face entre les Wattassides et le Portugal prend fin, mais ce dernier aura encore la tentation d’intervenir au Maroc en venant au secours de Muhammad al-Mutawakkil renversé par ‘Abd al-Mālik. L’aboutissement sera le désastre de l’oued Makhāzine en 1578.

Le destin de la famille Wattasside, branche des Banī Marīn, auxquels elle a un temps succédé, est assez largement lié aux entreprises portugaises au Maroc. Son ascension commence avec le succès remporté en 1437 à Tanger où les Portugais sont vaincus par le vizir Abū Zakariyā surnommé Lazrak qui avait installé le jeune sultan ‘Abd al-Haq. La confrontation entre le pouvoir de Fès, qu’il soit exercé de fait par un vizir ou par un sultan wattasside n’a pas toujours été belliqueuse. La signature d’un traité en 1471 a permis une coexistence d’une trentaine d’années, que seule la tentative de D. João II d’installer en 1489 une forteresse à l’embouchure du Lukkos a brièvement troublée.

L’entrée en scène des Sa‘adiens complique le jeu. Leur ambition, leur volonté de s’emparer du royaume de Fès a conduit le sultan à se rapprocher du Portugal jusqu’à conclure une alliance paradoxale.

Elle n’a pas duré et ne pouvait empêcher la fin prévisible de la dynastie qui s’est avérée incapable de porter remède aux maux que les Mérinides avaient laissé se développer.